Envie d’un bol de cous de canards épicés mais votre enseigne préférée se situe à une vingtaine de kilomètres ? Paotui (« 跑腿 ») trouve un coursier privé qui se charge d’aller chercher votre produit et de vous le livrer dans l’heure. Vous avez bu une bière à la sortie du travail avec un collègue et ne pouvez pas prendre votre voiture ? Daijia (« 代驾 ») envoie de suite un chauffeur qui vous ramènera chez vous en conduisant votre véhicule. Un problème de santé vous inquiète ? Dingxiang Yisheng (« 丁香医生 ») vous garantit, en moins de 5 minutes, une téléconsultation en visioconférence avec un professionnel de la santé. Au sein de la société chinoise, ces applications, simplifiant la vie quotidienne et permettant de résoudre tous ses petits problèmes sans le moindre effort, se sont développées par centaines au cours des années 2010, encouragées une population plus que réceptive à ce progrès, mais surtout par des politiques leur étant favorables. En effet, ce passage vers le tout numérique de l’économie servicielle s’est réalisé dans le cadre d’un plan majeur, amené par les trois derniers plans quinquennaux, visant à une transition vers une « société technologique » (Hong, 2017). Début 2020, suite à l’épidémie de covid-19, cette transformation sociétale a pu atteindre un niveau dont même son initiateur, l’ État-parti, n’aurait jamais pu espérer : le digital est devenu un outil obligatoire à tout individu résidant au sein du territoire, et ce même, qu’il évolue dans les villes secondaires du Xinjiang ou qu’il soit octogénaire (Huang et al., 2021). Moteur important de la croissance économique, avec une contribution de 11,6 % au PIB, le secteur touristique a été frappé de plein fouet par cette transition forcée. Alors qu’en 2019, l’essentiel des ventes de prestations touristiques se faisait toujours via les voyagistes traditionnels, de nouveaux rapports statistiques ont montré qu’en 2020, 67,1 % du chiffre d’affaires total du secteur du tourisme a été réalisé par des agences de voyages en ligne (Fastdata, 2021). Ces études ont également révélé que plus de 14 millions de nouveaux foyers adoptent désormais chaque mois des applications touristiques numériques pour organiser leurs voyages futurs. Le « miracle chinois » s’observe à travers cette résilience rendue possible par l’adaptation permanente de tous les protagonistes évoluant au sein de sa société, qu’il s’agisse aussi bien d’entreprises, des pouvoirs publics ou de citoyens ordinaires. Disparition des grandes enseignes historiques au profit de portails 100 % digitaux, rapport à l’altérité totalement modifié grâce aux innombrables applications simplifiant la pratique du tourisme en territoires inconnus, conciergeries de voyages disponibles 24 heures sur 24, et cela, où que vous soyez via les mini programmes WeChat : le marché touristique chinois s’est considérablement transformé en un temps record et le monde n’a pas pu encore en prendre conscience. Le 24 février dernier, l’OMT annonçait une « réécriture de l’histoire du tourisme » avec la réouverture officielle d’une Chine qui constitue « la pièce finale de la reprise du secteur » (UNWTO, 2023). Cette déclaration amène à une question primordiale : les différentes destinations du globe, présentant déjà des difficultés pour cerner les attentes de ces voyageurs avant la pandémie, sont-elles prêtes à accueillir ce tourisme international chinois qui revêt un visage totalement nouveau ? Cette intervention vous propose d’aller à la compréhension des mécanismes ayant transformé le secteur touristique chinois pour lui donner sa forme actuelle, celle à laquelle nous allons être confrontés dans les mois et années à venir. Pour cela, elle reposera sur des connaissances accumulées au cours d’un long terrain de sept années mené en totale immersion au sein du marché des voyagistes de Wuhan, nouveau foyer émetteur majeur dont le nom est désormais bien connu de tous. Deux parties bien distinctes viendront la rythmer. Tout d’abord, nous observerons comment le tourisme chinois 2.0 s’est progressivement construit, de l’émergence des premiers acteurs pureplayers tels que le voyagiste Ctrip ou le réseau social-infomédiaire Qyer aux sociétés comme Mioji qui révolutionnent la mise en place du projet touristique des individus grâce à l’intelligence artificielle. Si ces évolutions se sont faites, comme toujours au sein du pays, sous l’étroite supervision du Parti communiste, leur adoption n’a été possible que grâce à la forte perméabilité des individus à ces nouvelles technologies qui viennent leur apporter un indéniable confort de vie, préoccupation majeure des populations urbaines. C’est donc autour de ce point que s’articulera la deuxième partie. Nous y verrons comment une partie des voyageurs, devenue désormais majoritaire, trouvent en ces nouveaux outils une manière de s’émanciper en évitant d’avoir recours aux produits touristiques standardisés autour desquels le phénomène touristique chinois s’est construit ces 30 dernières années.