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« La plaine est morte et la ville la mange » : l’urbanisation planétaire vue de l’arrière-pays rural de Rabat-Salé-Témara (Maroc)

"The plain is dead and the city is eating it". Planetary Urbanisation as seen from the rural hinterland of Rabat-Salé-Témara (Morocco)
Maryame Amarouche, Max Rousseau et Kawtar Salik

Résumés

Au Maroc, pays profondément touché par la métropolisation, les zones agricoles situées à la périphérie des grandes villes subissent de rapides transformations économiques, sociales et paysagères. Ces changements sont particulièrement critiques pour le pays où l’agriculture et, plus généralement, la « ruralité » gardent une importance vitale. Au croisement du rural et de l’urbain, les périphéries sont prises entre une approche néolibérale, qui au nom de l’accumulation renforce l’assèchement des campagnes et l’étalement urbain, et une approche autoritaire, qui vise à préserver l’ordre social et politique impliquant de garder un œil sur la communauté rurale qui a traditionnellement soutenu le régime. Pour explorer cette contradiction, nous nous intéressons à la conurbation de Rabat-Salé-Témara. La première partie s’intéresse aux rapports de force entre les principaux acteurs de l’aménagement du territoire, afin d’analyser les contradictions affectant la fabrique des espaces périphériques. La deuxième partie expose les conséquences de ces rapports de force à travers les modèles de la ville nouvelle (Tamesna) et du grand projet (Bouregreg). La dernière partie analyse les enjeux de la reconfiguration des politiques étatiques face aux mutations produites par l’extension urbaine, en enquêtant dans deux communes rurales de deuxième couronne : Shoul et Sidi-Yahya-des-Zaërs (ZYS).

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Texte intégral

« La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,
La plaine est morne et morte — et la ville la mange. »
(Émile Verhaeren, « La Plaine », in Les Villes tentaculaires, Gallimard, Paris, 2006 [1895])

Introduction - Voir l’urbanisation planétaire depuis les Suds

1Un demi-siècle après les intuitions pionnières d’Henri Lefebvre sur l’urbanisation planétaire, la parution de l’ouvrage Implosions/Explosions: towards a study of planetary urbanization (Brenner, 2014) met de nouveau en lumière le brouillage des frontières entre l’urbain et le rural. Comme le relève Giroud (2015), cette approche invite à « délaisser toutes les catégories […] qui décrivent un type d’emplacement circonscrit – la “ville”, la métropole, la mégalopole, l’edge city, etc. – bref, à délaisser le discret pour le continu, à remplacer le lieu par le processus (p. 382), à substituer le figé par le dynamique ». Dans l’ensemble cependant, cette approche émane de lieux dans lesquels le processus d’industrialisation a été mené jusqu’à son terme. Dès lors, son application aux pays du Sud, qui se caractérisent davantage par la coexistence de formes de production préindustrielle, industrielle et post-industrielle, ne semble pas aller de soi. La montée en puissance des études postcoloniales, et plus généralement des travaux provenant et portant sur le Sud global, discute la généralisation planétaire de l’« urbain » à partir d’une grille forgée au Nord. C’est pourquoi de nombreux auteurs invitent désormais à recontextualiser l’urbanisation planétaire à partir d’une connaissance fine des contextes locaux du Sud Global (Robinson, 2016, 2014 ; Robinson et Roy, 2016 ; Reddy, 2018 ; Jain et Korzhenevych, 2022).

2C’est justement l’objectif de cet article. Plus précisément, le Maroc fournit un cadre particulièrement intéressant pour discuter le concept d’urbanisation planétaire à l’aune de politiques d’aménagement qui contribuent à modeler des espaces jusqu’alors perçus comme « ruraux ». Dans un pays fortement affecté par la métropolisation – que nous définissons ici, classiquement, comme un processus de concentration des populations, des activités et des investissements dans les grandes villes –, les espaces agricoles marocains des périphéries urbaines connaissent actuellement de rapides transformations paysagères, mais aussi économiques, sociales et politiques. L’avancée de l’urbain vient déstabiliser des modes de vie, des activités économiques et des organisations sociales traditionnellement ancrées dans le monde rural. Ces évolutions largement silencieuses sont d’autant plus cruciales que le Maroc constitue encore un pays au sein duquel l’agriculture et, plus généralement, la ruralité, conservent une importance cruciale. Si la part de l’agriculture dans le PIB du pays est certes en recul régulier (environ 14 % actuellement), le secteur primaire reste en effet fortement pourvoyeur d’emplois : 40 % de la population marocaine en tire aujourd’hui l’essentiel de ses revenus (Sraïri, 2021). Il n’est donc pas étonnant que la régulation de ces territoires ruraux et agricoles soit de longue date érigée comme enjeu d’action publique par le pouvoir colonial, puis post-colonial. Le Protectorat français, puis le régime post-colonial ont longtemps craint son entrée en dissidence (Desrues, 2006). Dès lors, la gestion de ces territoires a prioritairement suivi une logique sécuritaire (Rachik, 2002) visant à renforcer le conservatisme de la « société rurale », autour du Makhzen (les familles de notables proches de la monarchie) : un maillage administratif serré du ministère de l’Intérieur du niveau central à l’échelle du quartier permis par des agents d’autorité (moqadem) et relayé par des propriétaires terriens eux-mêmes cooptés par le pouvoir (Leveau, 1976).

3La stabilisation politique au prix d’une accentuation du contrôle social et d’une vision sécuritaire des projets de développement agricole et rural semble a priori s’opposer à la thèse lefebvrienne de l’« urbanisation complète ». Pourtant, l’urbanisation et l’évolution des rapports sociaux qu’elle entraîne progressent également au Maroc, sous le double effet de l’exode rural (Escallier, 2001), puis de la création d’un marché immobilier sous l’égide de l’État (Zaki, 2011 ; Rousseau et Harroud, 2019). L’exode rural est lui-même nourri par la néolibéralisation de la politique agricole (Hellio et Moreno Nieto, 2018 ; Akesbi, 2014), « importée » à partir des années 1980 (programmes d’ajustement structurel), puis progressivement incorporée au sein du Plan Maroc Vert de 2008 à 2018, puis au nouveau programme Génération Green 2020-2030. L’exode rural ayant participé à vider les campagnes – plus de la moitié de la population marocaine est aujourd’hui citadine –, le nouveau déséquilibre spatial peut apparaître porteur de menaces pour la stabilité du régime. Dès lors, les relations villes-campagnes sont profondément affectées par les contradictions du pouvoir. D’un côté, elles sont soumises à une logique autoritaire visant la préservation de l’ordre social par le maintien d’un étroit contrôle exercé sur le monde rural favorable au pouvoir. De l’autre, elles sont sous la pression d’une logique néolibérale débordant du périmètre de la « ville » et susceptible de mettre en cause l’ordre politique au nom d’une accumulation capitaliste reposant sur l’étalement urbain et le vidage des campagnes.

4Dès lors, cet article s’inscrit dans la continuité des réflexions récentes portant sur les transformations générales de l’État marocain face à la mondialisation (Piermay, 2010 ; Planel, 2009 ; Hibou et Tozy, 2020),mais il ambitionne plus précisément de montrer la flexibilité du pouvoir et sa capacité à se reproduire en dépit des contradictions ou ambiguïtés des évolutions des politiques publiques. Les espaces en lisière des grandes villes se présentent alors comme un terrain d’investigation de choix. Dans les Suds, ces espaces en cours d’urbanisation font figure de zones « grises » (Roy, 2011), dans lesquels l’État formalise l’appropriation des groupes d’intérêt puissants, alors que les groupes marginalisés sont souvent expulsés (Yiftachel, 2009 ; Schindler, 2019). Au Maroc, le pouvoir politique, méfiant à l’égard des classes populaires urbaines, veille au maintien de la paix sociale dans les zones grises périurbaines en oscillant entre politique de laissez-faire, de dépossession et de répression (El Kahlaoui, 2017). Les zones grises permettent ainsi d’observer les recompositions des modalités d’action de l’État entre logique autoritaire et logique de marché, du fait de la diversité des projets qu’elles accueillent  : entre les projets d’infrastructures (Mareï et Piveteau, 2022 ; Barthel et Planel, 2010), les grands projets urbains (Bogaert, 2011 ; Mouloudi, 2015; Amarouche et Bogaert, 2019) ou encore les villes nouvelles (Harroud, 2017; Rousseau et Harroud, 2019 ; Côté-Roy et Moser, 2022a, 2022b). Ce foisonnement de projets dans les périphéries des métropoles du Maroc donne à voir la diversité des mutations économiques, sociales et politiques qui les affectent et s’inscrit dans des processus globaux, dont l’ampleur est aujourd’hui particulièrement importante dans les Suds (Buire, 2014 ; Datta et Shaban, 2016 ; van Noorloos et Kloosterboer, 2018 ; Su, 2022). Il montre également des modalités d’intervention hautement différenciées et la géométrie variable de ces reconfigurations.

5Pour explorer ces contradictions de l’action publique dans la régulation des « zones grises » périurbaines, nous avons choisi de nous intéresser à la périphérie est de la région de Rabat-Salé-Témara. Après Casablanca, elle constitue la seconde aire métropolitaine du Maroc. Elle enregistre une forte croissance démographique depuis trois décennies (deux millions d’habitants aujourd’hui) et se structure historiquement entre un Nord populaire et un Sud où se concentrent les sièges de nombreuses institutions politiques et administratives, ainsi que les quartiers de résidence des classes moyennes et supérieures. Dans la conurbation de Rabat-Salé-Témara, la gouvernance de l’extension urbaine constitue l’objet de fortes contradictions. L’extension rapide de l’aire métropolitaine est modelée par l’action conjointe de l’État central et du secteur privé, qui bénéficie de nombreuses facilités favorisées par les politiques nationales. Les politiques de logement ont ainsi favorisé l’investissement privé (Oubenal et Zeroual, 2017 ; Berrada et Saadi, 2013), notamment dans le secteur du logement social, par la généralisation des partenariats public-privé. Les promoteurs immobiliers disposent du foncier à des tarifs faibles, de la possibilité de déroger au plan d’urbanisme et d’avantages fiscaux.

6En ce sens, le contrôle de l’étalement urbain constitue un angle particulièrement fécond pour observer les évolutions de l’État autoritaire sous l’effet de la néolibéralisation (Bogaert, 2018). Alors que la ceinture verte encerclant Rabat pouvait s’analyser tant comme une volonté de « clubbiser » (Charmes, 2011) Rabat, en raréfiant son offre immobilière, que comme une volonté de marquer la coupure nette entre « espace urbain » et « espace rural » pour maintenir un équilibre politique, son « grignotage » actuel par les promoteurs immobiliers révèle la plus grande porosité du pouvoir actuel aux intérêts privés. Cette « ouverture » s’observe dans différents champs de l’action publique marocaine (Planel, 2009 ; Hibou et Tozy, 2020) et affecte profondément un certain nombre de territoires (Planel, 2012). Elle se traduit localement par une recomposition de la distribution socio-spatiale des populations au sein de l’espace métropolitain. Dès lors, dès que l’étalement urbain entraîne un brouillage des limites entre les espaces urbains et ruraux et conduit à l’éclatement des espaces périurbains, ceux-ci se recomposent économiquement, politiquement et sociologiquement. Ils se présentent alors comme des espaces contestés, mais aussi des espaces de négociation entre acteurs publics et privés et entre groupes sociaux. En filigrane, ils donnent lieu à une tension entre valeur d’usage (pour la population rurale) et valeur d’échange (pour les investisseurs urbains soutenus par l’État).

7Cet article se base sur un matériau empirique récolté dans le cadre de trois recherches, donnant à voir trois espaces (voir figure 1) aux dynamiques complémentaires. Tout d’abord, aux marges de Rabat et de Salé, la première recherche porte sur les grands projets à visée métropolitaine, à travers l’aménagement de la vallée du fleuve Bouregreg. Initié en 2006, ce projet classé d’intérêt général transforme économiquement, spatialement et socialement cet espace interstitiel. La deuxième enquête porte sur les villes nouvelles comme outil de contrôle de l’étalement urbain, en s’appuyant sur la ville nouvelle de Tamesna. Lancée en 2004, celle-ci est située à une vingtaine de kilomètres de Rabat, sur le périmètre de la commune rurale de Sidi Yahya des Zaërs. La dernière enquête est extraite d’une thèse de doctorat portant sur l’agriculture périurbaine dans les restructurations territoriales de la conurbation de Rabat-Salé-Skhirat-Témara (Salik, 2018), qui s’appuie sur l’exploration des communes de Sidi Yahya des Zaërs et Shoul, toutes deux situées dans un environnement encore majoritairement rural. Au total, une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec des acteurs publics (ministères, groupes de promotion, élus et techniciens municipaux, autorités locales, agence urbaine et d’aménagement, ainsi que des bureaux d’étude et des résidents) ont été réalisés. Ce transect depuis les marges de la capitale jusqu’aux périphéries agricoles de la conurbation permet de mettre en lumière les contradictions des politiques publiques en œuvre dans les territoires ruraux en voie d’urbanisation, ainsi que leurs conséquences pour le développement de ces espaces.

Fig. 1. : carte de positionnement des terrains

Fig. 1. : carte de positionnement des terrains

8La première partie s’intéresse aux rapports de force entre les principaux acteurs de l’aménagement du territoire, afin d’analyser les contradictions affectant la fabrique des espaces périphériques. La deuxième partie expose les conséquences de ces rapports de force à travers deux « modèles » : d’une part, la ville nouvelle de Tamesna comme exemple d’un modèle d’entrepreneurialisme à l’échelle étatique ; d’autre part, la recentralisation de l’action publique à des fins de rayonnement métropolitain, avec l’intervention de l’agence chargée de l’aménagement de la vallée du Bouregreg sur une commune périphérique de Salé. La dernière partie analyse les enjeux de la reconfiguration des politiques étatiques face aux mutations produites par l’extension urbaine, en analysant le cas de deux communes rurales de deuxième couronne : Shoul et Sidi-Yahya-des-Zaërs (ZYS).

1. Une opposition « urbain »/« rural » au cœur des contradictions de l’action publique urbaine

1.1. Entre volonté de complémentarité des politiques nationales…

9En raison de la pression urbaine que connaissent les grandes villes du pays, les espaces périphériques apparaissent de plus en plus stratégiques pour l’aménagement métropolitain. L’évolution de leur représentation par les pouvoirs publics, d’une ceinture nourricière en une réserve foncière, explique la mutation de la régulation de ces territoires qui restent encore ancrés dans la ruralité par leur environnement physique, leur économie basée sur les activités agricoles, et enfin leur organisation sociale et politique où subsistent les traces d’une organisation tribale. Ces éléments contextuels permettant de qualifier ces espaces de « ruraux » sont renforcés par la distinction opérée par le ministère de l’Intérieur sur la base d’indicateurs opaques, entre des communes dites « urbaines » et d’autres, « rurales », qui façonne l’action publique et contribue à nourrir l’opposition entre les deux types de territoires. La répartition des compétences entre les acteurs publics se structure également autour de cette distinction. D’un côté, on retrouve les acteurs dont le champ d’action est l’« urbain », englobant toutes les compétences relatives à l’aménagement du territoire et au logement, regroupés sous l’égide du ministère de l’Urbanisme, de l’Habitat et de l’Aménagement du Territoire. De l’autre côté, sont associés au « rural » les acteurs du monde agricole, dirigés par le ministère de l’Agriculture et ses divers services et agences déconcentrées.

10L’opposition entre « urbain » et « rural » est par ailleurs structurante dans un pays comme le Maroc. Le pouvoir l’a historiquement mobilisée pour asseoir son contrôle politique. Contrairement au précédent souverain Hassan II (Leveau, 1976), Mohammed VI s’est tourné dès le début de son règne vers les centralités urbaines en orientant les politiques nationales vers la mise en valeur et la compétitivité urbaine (Barthel, 2008 ; Mouloudi, 2015; Bogaert, 2011). Mais le pouvoir central n’a pas pour autant négligé d’entretenir l’allégeance des espaces ruraux en veillant au maintien de la paix sociale (Planel, 2012). Ainsi, les grands projets urbains tels que le programme « villes sans bidonvilles » ou les grands projets d’aménagement des périphéries comme la vallée du Bouregreg (Rabat, Salé) et la lagune de Marchica (Tanger Nador) (Bogaert, 2011 ; Cattedra, 2010), lancés respectivement en 2004, 2005 et 2008, ont eu pour corollaire, dans l’arrière-pays rural, le programme national agricole dénommé « Plan Maroc Vert », lancé en 2008 pour consolider l’agriculture productive et exportatrice.

11À l’échelle métropolitaine, la volonté affichée de renforcer conjointement villes et campagnes s’est traduite par une accélération des coopérations entre les cœurs métropolitains et les espaces périphériques adjacents. Les mutations des espaces périphériques sont notamment le fruit d’un desserrement métropolitain coordonné par l’État centralisé, par des investissements publics importants permettant d’aménager les centralités, de développer des équipements structurants et de favoriser leur rayonnement international. Cette ambition nécessite la « libération d’un foncier stratégique » par une double approche : la dépossession des populations et leur déplacement vers les périphéries. Cette double approche constitue une des caractéristiques de l’urbanisation massive au Maroc (El Kahlaoui, 2018 ; Berriane, 2017), mais aussi plus généralement en Afrique, notamment à travers le modèle des villes nouvelles (Van Noorloos et Kloosterboer, 2018 ; Buire, 2014 ; Côté-Roy et Moser, 2019 ; Moser, 2020), voire à l’échelle mondiale (Sassen, 2016). D’une part, par le renouvellement urbain résidentiel, les acteurs publics et leurs partenaires privés s’approprient des terrains et du bâti occupés par des populations à faibles revenus, au sein de bidonvilles ou de quartiers informels. D’autre part, ils opèrent des déplacements vers les communes périphériques de deuxième couronne, qui sont catégorisées comme relevant des « communes rurales », et dans lesquelles doivent pourtant perdurer (d’après la stratégie nationale) des activités agricoles présentées comme centrales pour l’économie marocaine (Rousseau et Harroud, 2019). Le plan Maroc Vert (prolongé par le plan Génération Green en 2020) incarne cette dernière ambition politique. Doté d’une enveloppe de financement de 20 milliards de dirhams, il favorise les solutions techniques d’amélioration du rendement agricole et le modèle de la « grande ferme » (Akesbi, 2014). Malgré la réaffirmation de cette ambition agricole, les espaces périurbains, situés sur des terres hautement fertiles, sont les destinataires de nombreux équipements urbains, notamment ceux jugés nuisibles, tels que les abattoirs, marchés de gros, gares routières, industries polluantes, etc. Ils se présentent dès lors comme révélateurs des contradictions d’un État central. D’un côté, ils montrent de fortes ambitions de rayonnement métropolitain, qui outre les grands projets spectaculaires s’opèrent par le desserrement des activités, des équipements et de l’habitation, en somme par de l’étalement urbain. De l’autre, ils constituent des espaces stratégiques pour le maintien et le renforcement de la production agricole.

12Ces contradictions sont particulièrement perceptibles à l’échelle locale. Les travaux portant sur l’agriculture périurbaine au Maroc montrent une nette marginalisation des petits agriculteurs pratiquant une activité à faible rendement, en grande partie sans système d’irrigation (Valette et al., 2013 ; Dugué et al., 2015) et plus généralement un manque de soutien des politiques publiques à l’activité agricole périurbaine (Valette et Philifert, 2014 ; Salik, 2018 ; Chouiki, 2011). La volonté de contrôler l’urbanisation dans une capitale endossant le rôle de vitrine du pays s’illustre en 1992 par la création de l’agence urbaine de Rabat-Salé, qui lance une série de plans d’aménagement des communes urbaines et rurales périphériques. Le schéma directeur de 1995 prévoit par ailleurs de limiter l’urbanisation à des périmètres précisément délimités. Mais cette stratégie se heurte aux conséquences d’un autre choix politique, celui d’une ceinture verte (2 000 hectares) séparant la capitale des villes limitrophes afin d’éviter la connexion de Rabat avec les communes avoisinantes (Charmes, Rousseau et Amarouche, 2020). En pleines « années de plomb » marquées par la répression, par le régime monarchique, par des forces politiques plaidant pour une démocratisation du régime, ces décisions reflètent la montée d’un « urbanisme autoritaire » et d’une volonté de renforcer le contrôle des grandes villes marquées par les soulèvements violents des années 1980 (Rachik, 2002). Au final, la pénurie de foncier à Rabat et l’augmentation rapide des prix immobiliers qui en découle entraînent un redéploiement massif des grandes opérations d’urbanisation vers les couronnes périphériques de la conurbation, notamment à l’Est. Le contournement systématique du schéma d’aménagement et la disparition conséquente des terres agricoles à haut rendement puisent leurs sources dans une intense spéculation foncière dans la périphérie de la conurbation. L’urbanisation massive des périphéries (Cattedra, 2010) résulte alors de la conjonction d’intérêts unissant les agriculteurs (aussi bien les petits agriculteurs que les propriétaires de grandes parcelles) désireux de vendre leurs terrains, les promoteurs désireux de les construire et les élus enclins à modifier l’usage des sols. Comme l’indique ci-après un cadre de l’agence urbaine :

Il existe deux fois plus de lots de terrains que d’appartements vendus : ils se vendent et s’échangent, mais personne ne les construit. Il suffit de comparer Skhirat il y a dix ans et aujourd’hui. Les conseils communaux [soit l’équivalent des conseils municipaux, NDA] exercent une pression énorme pour ouvrir ces territoires à l’urbanisation (entretien avec l’agence urbaine, 2017).

1.2. … et reconfiguration locale des hiérarchies entre espaces

  • 1 La dérogation est un contournement de la règle de zonage associée à une parcelle permettant de mob (...)

13Dès lors, les controverses récentes à propos de l’étalement urbain à Rabat-Salé-Témara dévoilent les contradictions croissantes de l’action publique marocaine, à la fois entre ministères, mais aussi à l’intérieur même de ceux-ci. Ainsi, au début des années 2000, le ministère de l’Agriculture pose le problème du mitage et de la périurbanisation en termes de surconsommation des terres agricoles et de menace, à terme, sur la souveraineté alimentaire du Maroc. Aujourd’hui, les responsables du ministère de l’urbanisme semblent devenus paradoxalement plus sensibles à la problématique de la déperdition des terres agricoles au profit de l’urbanisation que ceux des départements agricoles. Les fonctionnaires de l’urbanisme déplorent régulièrement les conséquences de l’extension urbaine « rapide et irréfléchie » sur la société et l’agriculture en raison des nombreuses dérogations1 accordées en périphéries. Les schémas les plus récents d’aménagement de la conurbation évoquent l’importance de la préservation des terres agricoles et la nécessité d’orientation de l’urbanisation dans les zones les moins fertiles, mais ils traduisent avant tout un objectif de compétitivité métropolitaine, plaçant de fait les espaces agricoles périurbains dans une concurrence déséquilibrée avec les autres activités économiques davantage génératrices d’emploi et de profits.

14Pourtant, l’activisme officiellement déployé par le ministère de l’Agriculture (au nom de la préservation des terres agricoles de l’urbanisation galopante et de la spéculation) masque de profondes divisions. Finalement, il semblerait que l’intérêt accordé aux terres agricoles varie en fonction de caractéristiques de ces dernières. Majoritairement caractérisées par leur petite taille, leur faible mécanisation et leur faible rendement, les terres agricoles des espaces périurbains intéressent d’autant moins les responsables du ministère de l’agriculture qu’elles leur semblent condamnées par l’avancée du front d’urbanisation. À l’instar d’autres périphéries urbaines du Maroc, les activités agricoles à faible rendement font l’objet d’une forme de marginalisation de la part même du ministère de l’Agriculture et de ces organes déconcentrés (Dugué et Valette, 2015). Selon un responsable de la direction provinciale de l’agriculture rencontré à Rabat :

Il existe des exploitations dont la production agricole correspond à l’ensemble de la production d’une commune rurale en périphérie et qui méritent ainsi plus d’attention […] Au Maroc, nous n’avons pas un problème de production [de logements], mais plutôt de commercialisation (entretien avec la direction provinciale de l’agriculture, 2014).

15Des éléments qui mettent en lumière une hiérarchisation des types d’agriculture valorisés par les politiques publiques. Le Plan Maroc Vert, bien qu’il comporte un volet visant les grandes exploitations agricoles et un second visant la petite agriculture, s’inscrit dans le processus de libéralisation de l’économie et de renforcement de la compétitivité au sein de toutes les sphères de l’économie. Les espaces périphériques ont certes été structurés par des modes de vie ruraux et tribaux ayant résisté à la colonisation (Rajiallah-Bodinier, 1990 ; Rachik, 2020),mais ils ont été affaiblis par l’insertion urbaine couplée à d’autres transformations socio-économiques : exode rural, plus grande instruction des populations, aléas climatiques, division des terrains, etc. Ces phénomènes ont eu un double effet sur l’agriculture, tout d’abord quantitatif, par la réduction du nombre d’exploitations et des pourcentages d’actifs agricoles, mais aussi qualitatif, par la transformation en une agriculture au mieux paysanne, au pire vivrière et interstitielle pour les populations les plus précaires qui tentent de s’adapter tant bien que mal à la proximité urbaine, comme nous le verrons par la suite.

2. Quand la ville avance sur sa périphérie rurale

2.1. La ville nouvelle ou les contradictions de la poussée de l’urbain

16C’est au début des années 2000 qu’est reformulé le problème de l’étalement urbain dans la périphérie de la conurbation. Le changement de règne constitue en effet l’origine d’une nouvelle manière d’envisager et d’encadrer la périurbanisation par l’État. Elle révèle de fortes contradictions entre les différents ministères, mais également une nouvelle alliance entre l’État et les intérêts privés opérant dans la promotion immobilière (Zaki, 2011, qui conduit à viser la maximisation de la valeur des terrains agricoles périphériques. Dans la conurbation de Rabat-Salé-Témara, l’opération la plus importante, mais aussi la plus controversée, est celle de Tamesna, ville nouvelle située à 20 kilomètres de la capitale conçue dès le départ selon deux principes contradictoires : d’une part, accueillir à un coût minimal une large part des bidonvillois de la conurbation et d’autre part, fournir un modèle de « mixité sociale » et de « durabilité urbaine ». L’origine du mégaprojet d’aménagement découle des difficultés du gouvernement à mettre en œuvre l’ambitieux objectif de parvenir à un plancher de construction annuelle de 100  000 logements sociaux, qui se confronte rapidement à la pénurie du foncier disponible, mais aussi à la demande croissante de terres urbanisables de la part des investisseurs et des grands groupes de promotion immobilière. Le choix du gouvernement de mobiliser par dérogations (voir ci-avant) des terrains domaniaux gérés par la Société de gestion des terres agricoles et dévolus auparavant à la culture d’un vignoble pour l’export peut s’analyser comme un choix, certes contraint, de sacrifier l’hinterland rural de Rabat.

17La genèse du projet de ville nouvelle offre un angle intéressant pour prendre la mesure des contradictions existant au sein du gouvernement marocain à propos de la mise en cause de la traditionnelle coupure entre « espace urbain » et « espace rural ». Le ministère de l’Habitat se heurte en effet aux oppositions de trois autres ministères : le ministère de l’Aménagement qui refuse une nouvelle entorse de grande ampleur au Schéma directeur d’Aménagement et d’Urbanisme, le ministère de l’Agriculture qui perd une importante réserve de terres agricoles de qualité, et le ministère de l’Intérieur qui craint un déficit de contrôle, la nouvelle commune n’ayant selon lui pas les moyens d’assurer la sécurité sur son territoire. Ces oppositions rendent d’autant plus nécessaire la mission assignée à la ville nouvelle : démontrer la réussite d’un nouveau type de contrôle des populations pauvres par la mixité sociale. Cette approche du contrôle social est déjà éprouvée dans les banlieues pauvres des métropoles européennes (Rousseau, 2015). Son importation au Maroc vient donc directement concurrencer la conception autoritaire du maintien de l’ordre par le quadrillage exercé par le ministère de l’Intérieur. À Tamesna, la pacification des anciens bidonvillois doit notamment découler des interactions de la vie quotidienne, les populations pauvres étant amenées à côtoyer des groupes sociaux plus intégrés au sein de la ville nouvelle. Tamesna constitue donc un projet important dans la néolibéralisation du contrôle social et, plus généralement, dans la promotion de la « société urbaine » par l’État central.

Fig. 2 : vue de Tamesna depuis son hypercentre

Fig. 2 : vue de Tamesna depuis son hypercentre

Ce centre n’a toujours pas été urbanisé 20 ans après le lancement de la ville nouvelle.

© Max Rousseau, 2023.

18C’est ainsi que le grand groupe immobilier Addoha, proche de la famille royale et qui a pu être considéré comme un exemple du capitalisme de connivence en œuvre au Maroc (Zeroual, 2022), a réalisé dans la ville nouvelle un ensemble de logements sociaux long d’un kilomètre, tout en développant des projets concurrentiels aux portes de celle-ci, comme l’indique ci-après un ancien responsable de la ville nouvelle :

La ville nouvelle de Tamesna est un projet de 840 hectares et autour, il y a eu au moins l’équivalent qui a été vendu et a fait l’objet de dérogations. […] on a autorisé des projets autour, comme le projet « le jardin d’Yquem » qui a été réalisé sur du foncier public […] Il y a des décisions qui viennent de très haut […] Par ailleurs, il y a également eu le projet du groupe Adohha, Al Firdaoues, sur une parcelle de 630 hectares, soit une taille quasi équivalente à la ville nouvelle. (Notes, entretien technique avec un expert politique du logement, avril 2018).

19Les problèmes rencontrés par la ville nouvelle résultent notamment de la difficulté à dépasser rapidement le découpage traditionnel entre « espace urbain » et « espace rural », perçu par les autorités comme garant de la stabilité du régime. Ainsi, à l’issue de la gestion initiale assurée par Al Omrane, il était prévu que Tamesna intègre la commune rurale de SYZ. Or, d’une part, la municipalité se détourne de la responsabilité de ce projet dont elle n’a que marginalement participé à l’élaboration et qui attire une population nouvelle qui ne fait pas figure d’électorat favorable. D’autre part, cette commune rurale s’avère dans l’incapacité d’assurer l’ensemble des services nécessaires à une population de plusieurs milliers d’habitants. La commune rurale n’a pas les ressources humaines et financières lui permettant d’honorer ses obligations vis-à-vis de l’ensemble de la population, comme le montre par exemple le fait que la commune ne dispose que d’un seul camion de ramassage des déchets – de nombreux détritus jonchent en permanence le sol de la ville (voir figure 3).

Fig. 3 : les déchets montrent les difficultés de gestion de la ville nouvelle

Fig. 3 : les déchets montrent les difficultés de gestion de la ville nouvelle

© Maryame Amarouche, 2023.

20Au final, l’urbanisation d’une importante surface agricole à la périphérie de Rabat révèle une série de contradictions entre les ambitions des politiques publiques nationales et les modalités de leur mise en œuvre locale. La ville nouvelle est toujours en chantier, la mixité sociale n’est pas atteinte du fait d’une concentration de logements sociaux et abordables et d’un bidonville qui se trouve toujours au cœur de la ville nouvelle. Tamesna démontre toutes les limites du nouveau rôle central de l’État comme « facilitateur » de l’investissement privé, un processus observé dans de nombreuses autres villes nouvelles des Suds (Côté-Roy et Moser, 2019). De ce fait, après la crise financière de 2008 qui affecte l’ensemble du projet des villes nouvelles marocaines, cette phase d’ouverture maximale aux investissements laisse place à de grands projets au sein desquels la puissance publique tente de contrôler plus étroitement l’urbanisation des périphéries urbaines. Dans la conurbation de Rabat-Salé-Témara, c’est par exemple le cas du grand projet d’aménagement des rives du Bouregreg mis en œuvre par une agence publique créée ex nihilo. Comme nous allons le voir, cette recentralisation de la périurbanisation, si elle s’accompagne d’une volonté de freiner la périurbanisation « anarchique », ne débouche pour autant pas davantage sur la préservation des activités et modes de vie ruraux.

2.2. La recentralisation de l’aménagement : vers une agriculture très urbaine

  • 2 Le périmètre du projet inclut des terrains collectifs gérés par le ministère de l’Intérieur et des (...)

21Le projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg participe des grands projets urbains développés dans le sillage de l’ascension au trône du Roi Mohammed VI. En investissant les berges du fleuve Bouregreg situées entre les villes de Rabat et Salé, le projet prend place sur un territoire de 6 000 hectares constitué d’espaces urbains, naturels et agricoles. Il mobilise la rhétorique de l’aménagement urbain durable avec la volonté, d’un côté, de protéger les espaces naturels et agricoles de la vallée contre les nuisances et, de l’autre, de développer des infrastructures de transports, des équipements structurants (hôpital, musée, théâtre) dans une démarche patrimoniale, architecturale et paysagère. Si les premières phases du projet s’inscrivent dans un environnement majoritairement urbain (à l’exception de l’embouchure du fleuve qui accueille aussi des zones humides), une part significative du projet intervient sur des espaces agricoles et naturels. C’est dans ce ratio que se trouve la contradiction de l’aménagement de la vallée : tout en intervenant sur le territoire pour en préserver les activités, notamment agricoles, l’Agence d’Aménagement de la Vallée du Bouregreg (AAVB) entreprend des négociations avec les propriétaires et les usagers de terrains collectifs2 pratiquant une petite agriculture paysanne, voire vivrière. L’agence propose aux agriculteurs de libérer le foncier nécessaire au projet en contrepartie d’un dédommagement pour leur activité (agricole ou autre) et d’une solution d’habitation (un lot constructible ou un appartement). Ces propositions ont connu de vives oppositions dès le lancement du projet (Mouloudi, 2013 ; Amarouche et Bogaert, 2019). Nous montrerons que ce n’est que comme espace d’agrément, et donc in fine dans sa relation de dépendance avec l’urbain, qu’est conçue l’agriculture dans le cadre de cette grande opération d’aménagement.

22Nous nous proposons à présent d’étudier cette recentralisation de la périrubanisation présidant à l’aménagement actuel des rives du Bouregreg. Le cas d’étude sera l’arrondissement de Hssain, une ancienne commune rurale devenue un arrondissement de Salé en 2003. Sous l’effet de l’exode rural, ce territoire connaît une croissance démographique importante (2,74 % de croissance démographique entre 2004 et 2014 contre 1,59 % pour l’ensemble de l’arrondissement à la même période) caractérisée par la création de nombreux projets résidentiels, à l’exemple de la ville nouvelle de Sala El Jadida, mais aussi plusieurs quartiers informels et bidonvilles. Cet arrondissement présente également l’intérêt d’être l’un des plus affectés par le projet de réaménagement de la vallée du Bouregreg par l’agence créée en 2005 par le pouvoir central afin de centraliser la planification de cette zone stratégique entre les deux communes « rivales » de Rabat et Salé : l’Agence d’Aménagement pour la Vallée du Bouregreg (AAVB), qui confisque aux acteurs élus et techniciens, leurs compétences d’urbanisme et de planification (Bogaert, 2011 ; Amarouche et Bogaert, 2019 ; Mouloudi, 2016). Les techniciens de l’agence définissent d’ailleurs Hssain comme la « pièce urbaine manquante » pour un « aménagement cohérent » de l’agglomération (entretien avec l’AAVB, 2014).

23L’AAVB se voit confier au sein de son périmètre trois missions : aménagement, développement et autorité urbaine. Ses employés associent l’aménagement du territoire à sa préservation et sa mise en valeur (Mouloudi, 2009). Jusqu’alors véritable « marge spatiale » (Florin et Semmoud, 2014) de la conurbation, cette zone concentre en outre de nombreux problèmes environnementaux (pollution des sols, décharges). Dans ce contexte, comme le montre l’entretien ci-après effectué avec un responsable de service, l’agence se positionne comme une instance qui a le pouvoir de réglementer l’urbanisation informelle perçue comme principale cause de dégradation de la vallée. Elle définit une vision globale du territoire de la vallée afin d’en valoriser le foncier et de mettre en cohérence ce projet avec les grandes ambitions de développement de l’agglomération-capitale.

  • 3 41,26 habitants à l’hectare face à 48,76 habitants à l’hectare pour la municipalité de Rabat et 80 (...)

24Fortement internationalisée dans ses ressources humaines comme dans ses procédures, l’agence s’inscrit clairement dans une « vision de projet » (Pinson, 2009 ; Barthel et Mouloudi, 2009). L’arrondissement appartient à un espace en rapide mutation avec la création de la ville nouvelle de Sala El Jedida et celle du technopole de Rabat-Salé – un projet qui, outre l’enseignement supérieur, vise l’attraction d’entreprises de services et compte également plusieurs programmes de logements. Aux portes de la capitale, l’arrondissement encore faiblement densifié3 attire aussi les urbains qui souhaitent profiter d’un mode de vie périurbain au contact de la nature tout en restant à proximité de capitale.

25Étroitement contrôlée par l’agence, l’urbanisation de la vallée voit la modification progressive des relations sociales, avec l’arrivée de nouveaux habitants attirés par des prix du foncier attractifs. Un résident explique ci-après les motivations l’ayant conduit à s’installer à Hssain :

Ma femme a voulu acheter à Hay-Riad [un nouveau quartier huppé au Sud de Rabat], mais moi j’étais contre, alors j’ai acheté ici 10  000 m² à 600  000 de dirhams donc vingt fois plus et moitié prix. Mais j’avais le flair que cet endroit va changer […], il n’est pas grignoté, il va être absorbé totalement. Il va devenir la ville. Mais le prix n’a pas explosé au départ parce que l’ « urbain à vocation agricole », les gens ne le comprennent pas. Ils comprennent que c’est du rural (entretien avec un habitant de la vallée du Bouregreg, 2014).

26La création de l’agence accélère cette mutation. Par sa simple présence, l’agence accélère non plus seulement la venue de citadins débutée avant le lancement du projet, mais aussi une intensification des demandes d’urbanisation des habitants « déjà présents », ces derniers voyant dans les premières séquences du projet déjà réalisées ce qui pourrait advenir de leur territoire. En sachant qu’ils en seront exclus, ils tentent alors de maximiser l’urbanisation de la vallée, notamment en demandant des droits de constructibilité élevés dans le plan d’aménagement afin de tirer profit au maximum du prix de vente de leur terrain. Un collaborateur de l’agence chargé de mettre en place une concertation avec les habitants, indique ainsi :

Vous avez les revendications de services de base et puis vous avez autre chose, par exemple il y a un monsieur vraiment très agressif au début qui revendiquait « moi je veux un immeuble ». Cela se voyait que le type était très modeste. « Mais tu vas construire ». […] Les gens n’ont pas réellement idée de ce que cela coûte, ils s’imaginent que s’ils ont un zoning, ils vont demander le maximum d’étages et qu’une fois qu’ils l’ont, ils vont pouvoir le valoriser (entretien avec l’association d’habitants de la vallée, 2014).

27Pour autant, la conception de l’urbanisation portée par l’agence s’ancre dans la logique d’attractivité surplombant l’ensemble du projet Bouregreg tout en prenant en compte la distribution des aménités naturelles de la vallée : il ne s’agit pas d’accueillir tous les citadins, ni de construire un territoire dans lequel l’habitat informel et l’agriculture vivrière sont absents. Compatibles avec les standards d’un aménagement urbain durable au nom de la compétitivité des territoires, les espaces naturels et agricoles de la vallée sont perçus comme un avantage comparatif significatif de la capitale. L’aménagement urbain mis entre les mains d’une agence perçue comme efficiente doit servir les ambitions urbaines de la capitale. Le principal enjeu de cet aménagement est alors la « mise à niveau » de Salé au regard de la métropolisation de Rabat. Les pratiques des habitants de la vallée comme l’auto-construction et l’agriculture vivrière sont marginalisées et classées au rang de pratiques « informelles ». La fabrication de la vallée « par le bas » ou « subalterne » (Roy, 2011 ; Zerah, 2020) est rejetée au profit d’une urbanisation formelle et d’une agriculture « urbanisée », contrôlée par l’agence et correspondant à sa « vision ». Une association partenaire de l’agence évoque ainsi « un manque d’hôtels et d’offres en matière d’activités de loisirs », « un manque de centralité, d’activités de classe moyenne » sur le territoire de la ville de Salé, et enfin « un manque de quartiers chics et dynamiques à l’exemple du quartier d’Agdal à Rabat » (entretien avec l’association de préservation du patrimoine, 2014). Dès lors, l’enjeu pour l’agence est de diversifier l’offre résidentielle et récréative de la ville de Salé en intégrant sur ce territoire des projets d’hôtellerie et de tourisme, mais aussi de développer une offre autour des loisirs considérés comme « nature », mais selon un prisme social fort : par exemple, les golfs constituent un objectif important pour les cadres dirigeants de l’agence. Celle-ci met ainsi en œuvre une vision clairement « urbaine », mais aussi socialement sélective, de l’aménagement de la vallée et de l’espace rural en important les outils de l’aménagement urbain et la « vision de projet » au sein d’une vallée où dominaient les espaces naturels et agricoles.

28Cette agriculture de faible rendement est disséminée sur l’ensemble du territoire de Hssain, et ne se prête donc pas à une production intensive. Il s’agit plutôt d’une agriculture d’interstices (Dauvergne, 2011) : élevage, plantations (avocatiers, oliviers, etc.), maraîchage, sous la forme de petites entreprises qui nourrissent un commerce local permettant aux ménages d’en tirer un revenu complémentaire. Malgré cette subsistance des pratiques agricoles, la chambre d’agriculture décrit Salé comme une zone totalement urbanisée, faisant de l’urbanisation un processus qui produit inexorablement le départ des agriculteurs vers des zones plus éloignées. Au final, le déclin de l’agriculture de Salé est le fruit de plusieurs facteurs. Outre ce délaissement politique, l’établissement public destiné à mettre en valeur l’agriculture (prévention de l’exode rural, vente de semences, etc.) a fermé. D’un côté, cette recomposition de l’État laisse le champ libre aux acteurs locaux et notamment aux propriétaires fonciers, pour qui l’urbanisation est plus bénéfique que l’agriculture. De l’autre, pour ceux qui pratiquent l’agriculture, les stratégies de spéculation, mais aussi l’installation de nouvelles populations rendent la vente plus intéressante que l’investissement pour la modernisation et l’exploitation des terrains agricoles. On retrouve dans la vallée des pratiques de prédation à l’égard des terrains agricoles, perceptibles dans d’autres contextes périurbains marocains (Dugué et Valette, 2015). La spécificité dans la vallée est toutefois la présence de l’agence qui conforte l’idée qu’il s’agit d’un territoire de projet propice à l’investissement et à l’urbanisation.

29Lorsque l’on s’intéresse plus précisément à la prise en compte des activités agricoles au sein du projet, on constate tout d’abord que l’agence ne détient que peu d’expertise dans le domaine agricole. Par exemple, lors des entretiens effectués avec les employés des pôles aménagement, urbanisme et architecture et gestion foncière, aucun acteur n’était en mesure de répondre aux questions concernant l’agriculture et la plupart indiquaient tout simplement qu’il n’y avait pas d’agriculture dans la vallée. Tout ceci révèle la vision de l’agence : ce n’est en fait que dans sa relation avec l’urbain et comme espace « vert » qu’est pensée l’agriculture.

30L’agence ne dispose pas d’informations sur le nombre d’agriculteurs et d’exploitations, et ne mesure ni la spéculation foncière, ni le rendement agricole des exploitations (entretien avec l’agence d’aménagement de la vallée du Bouregreg, 2014). Tout en maintenant un zonage dédié à l’agriculture dans les zones non urbanisables du fait de la nécessité de zones d’épandage du barrage, l’agence vise in fine le développement de nouvelles pratiques récréatives destinées à répondre à des attentes urbaines. On voit donc apparaître une volonté de transformation des espaces vivriers vers une fonction de loisirs, qui existait déjà sur ce territoire à petite échelle et davantage portée par des acteurs privés. Bref, il s’agit d’une vision paysagère qu’un plan d’orientation paysager confié à l’agence JNC International doit d’ailleurs contribuer à matérialiser, en reconsidérant la vallée comme un parc métropolitain (Bennani, 2020). Le rapport à la nature tend ainsi vers une vision esthétique et paysagère, celle d’un tourisme vert sélectif socialement. Cette démarche d’éco-gentrification repose sur une double dynamique : le déplacement par l’agence des habitants de la vallée dont les activités ne correspondent pas à la vision du projet (par le rachat de terrains ou le relogement des habitants de bidonvilles) et le soutien au développement d’activités écotouristiques en collaboration avec des investisseurs privés. On voit alors se structurer une forme d’« urbanisation de la nature » soutenue par la montée en puissance de la classe moyenne supérieure et du tourisme, à l’exemple des fermes pédagogiques, des jardins paysagers, voire d’une offre de loisirs visant une population très aisée à l’exemple des golfs, le tout au nom d’un agenda de développement économique et touristique qui inscrit le développement de la vallée dans des stratégies de développement régionales et même nationales :

Pour nous, quand on aménage un golf, cela permet aussi d’animer la ville parce que cela s’inscrit dans une vision globale entre Benslimane-Mohammedia-Rabat-Kenitra. Il y a une possibilité de développer une destination golfique, et donc cela s’inscrit dans un programme de site touristique. La ville de Rabat dispose de parcours golfiques […], mais un ou deux golfs ne sont pas suffisants pour développer une destination golfique. Selon les études, les golfeurs préfèrent jouer sur trois ou quatre parcours différents quand ils sont en vacances, donc il faut diversifier l’offre au niveau de cette zone (entretien avec l’agence d’aménagement de la vallée du Bouregreg, 2014).

31Cette nouvelle demande urbaine de produits de qualité et d’un nouveau rapport à la « nature » tend également à se développer dans l’ensemble du Maroc, notamment parmi la classe moyenne supérieure urbaine. Les réalisations simultanées d’une marina et de logements haut de gamme signés par le cabinet londonien Foster and Partners ou encore la construction en cours d’une tour de 30 étages montrent la rapidité avec laquelle les espaces naturels périphériques de la conurbation passent d’un espace productif à un espace consumériste destiné à des citadins aisés (figures 4 et 5).

Fig. 4 : Réalisation de l'ensemble résidentiel et de la marina à Salé

Fig. 4 : Réalisation de l'ensemble résidentiel et de la marina à Salé

Photo : Maryame Amarouche.

Fig. 5 : réalisation de la tour Mohammed VI à Salé

Fig. 5 : réalisation de la tour Mohammed VI à Salé

Photo : Maryame Amarouche.

32Ces processus contribuent in fine à perpétuer l’inégale distribution des populations et des activités économiques au sein de l’aire métropolitaine et remet en cause l’avenir des périphéries et zones grises en général. Au-delà des discours sur le développement urbain durable et la nécessité de préserver des espaces non urbanisés au cœur de la métropole, l’aménagement de la vallée du Bouregreg vise surtout la « montée en gamme » sociale de la périphérie de Rabat-Salé (Rousseau, 2014). Comme l’évoque un agriculteur usager d’un terrain collectif : « Lutter contre l’agence, c’est comme lutter contre l’océan. Vous ne pouvez pas l’arrêter » (notes de terrain, 2017). L’aménagement de la vallée du Bouregreg révèle la diffusion des politiques néolibérales dans des espaces jusqu’alors marginalisés. Dès lors, comment l’avancée continue de l’urbanisation affecte-t-elle les usagers traditionnels de ces espaces, et en premier lieu les agriculteurs ?

3.L’arrière-pays agricole : un laissez-faire qui prépare le terrain de l’extension urbaine

33Pour répondre à cette question, nous proposons désormais de tourner le regard vers les acteurs issus du monde agricole situés dans les communes de Sidi Yahia de Zaer (SYZ) et Shoul. Cet espace encore perçu comme « rural » semble faire l’objet d’une régulation de type laissez-faire. Contrairement donc aux deux exemples précédents, il n’y a pas de grands projets urbains en vue, les deux noyaux urbains ruraux (« douar ») restent sous-équipés en infrastructures de base. À titre d’exemple, les réseaux d’assainissement sont absents dans les deux communes rurales. En termes d’infrastructures sanitaires et d’équipements scolaires secondaires, les deux communes révèlent un sous-équipement qui place leurs populations en situation de dépendance vis-à-vis de Salé, Témara et surtout Rabat, à une vingtaine de kilomètres. À cette première dépendance, l’approche de la société urbaine via des vagues d’investissements en ajoute une seconde : le système de production agricole évolue selon les goûts de la société urbaine.

3.1. Territoires à faible rendement agricole, territoires dominés

34L’agriculture pratiquée traditionnellement sur ce territoire plus éloigné de la capitale est une agriculture principalement familiale. À l’exemple des nombreuses communes périurbaines, SYZ n’a pas fait l’objet d’investissements massifs des politiques agricoles nationales. En dépit de discours de plus en plus pressants sur la nécessité de préserver la fonction alimentaire des hinterlands métropolitains, le Maroc ne dispose pas de politiques agricoles dédiées à ces espaces. Par ailleurs, à l’exemple de la commune de Hssain, on note une prédominance des exploitations agricoles de petite taille dans les deux communes. En effet, les douars dont la taille moyenne des exploitations agricoles varie entre dix et vingt hectares ne sont que quatre à Shoul et cinq à SYZ, alors que dans le reste des douars, la moyenne varie entre un et neuf hectares.

  • 4 Barranis signifie « étranger » en langue arabe. Il désigne dans le cas présent une personne qui n’ (...)

35À l’exemple d’autres espaces périurbains, cette faiblesse du périmètre moyen des exploitations agricoles incite les agriculteurs à mettre en œuvre des stratégies différenciées (Valette et al., 2014). Ils sont nombreux à tenter de diversifier leur régime productif. Plusieurs procèdent encore à la location ou à l’association de matériels afin d’améliorer leurs rendements. Mais les autorités locales expliquent que la perte de confiance démotive progressivement l’association et la location, ce qui conduit à affaiblir les anciens principes de solidarité de la vie tribale. Le statut des terres qui prédomine dans les deux communes est le melk (propriété privée), même si une dizaine de douars possèdent également des terres de statut public. Le rapport entre la surface agricole utile et le nombre de tracteurs par douar met en lumière la faiblesse de la mécanisation dans les deux communes et particulièrement, dans certains douars tels douar Oulad Issa (Shoul, un tracteur pour 600 hectares) ou encore douar Dlim (SYZ) (300 hectares pour un tracteur). Le bour (agriculture pluviale) domine dans l’ensemble des douars des deux communes. Les autorités locales décrivent les agriculteurs natifs des communes rurales comme des paysans traditionnels pauvres ne disposant pas des moyens financiers pour équiper leurs petites exploitations. Les terrains irrigués sont très souvent l’exclusivité des investisseurs barranis4 et des notables ruraux. Étant donné la faiblesse des précipitations, la culture des céréales constitue la principale culture dans les différents douars (farine, orge et avoine). Les arbres fruitiers et les cultures sous serre sont davantage observés chez les grands agriculteurs et particulièrement dans les différents douars de la commune de SYZ. Le surplus de production ne concerne que les grandes exploitations qui excèdent les dizaines d’hectares, la majorité des agriculteurs subvenant avec difficulté à leur autoconsommation.

3.2. La diffusion de l’urbain et ses conséquences

36La pression urbaine s’observe par les variations du prix de l’hectare en fonction de la localisation du douar auquel appartiennent les terrains, mais aussi de leur position au sein du douar (enclavé ou désenclavé). On constate ainsi un élargissement du différentiel des prix du foncier, avec des prix particulièrement élevés à proximité des villes (Salé pour la commune de Shoul, Témara pour celle de SYZ), le prix de l’hectare (voir figures 5a et b) pouvant atteindre jusqu’à deux millions de dirhams dans certains douars des deux communes. Presque tous les douars ont été concernés par des ventes au cours des dernières années. Les propriétaires cèdent une partie ou la totalité de leur terrain pour différentes raisons telles que l’amélioration des conditions de vie, l’équipement du reste du terrain agricole, le paiement de dettes, ou l’exode vers la ville. Quant aux acquéreurs des terrains, ils peuvent être des natifs du douar lorsque le prix est abordable, mais ce sont en grande partie les barranis qui disposent des moyens financiers nécessaires, en particulier dans les fractions du Nord des deux communes, les plus proches de la conurbation.

Fig. 6 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Shoul

Fig. 6 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Shoul

Conception et réalisation : Kwatar Salik.

Fig. 7 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Sidi Yahia Zaer

Fig. 7 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Sidi Yahia Zaer

Conception et réalisation : Kwatar Salik.

37À Shoul, les barranis qui acquièrent les terrains les utilisent principalement comme des résidences secondaires. La commune de SYZ voit également le développement des résidences secondaires, mais aussi des investissements dans l’industrie agroalimentaire.

On a une couche moyenne qui décide d’aller en périphérie, car on peut acheter une villa au coût d’un appartement à Hay Riad. Cela donne des populations doublement motorisées, et ce, au détriment de terres agricoles. Les produits qui marchent, qui fonctionnent, c’est de créer des villas. Cela va être la future tendance. Shoul subit énormément de pression (entretien avec l’agence urbaine, 2015).

38Les espaces périphériques proches des centralités se voient ciblés afin de recevoir cette demande urbaine, à l’instar des communes d’El Menzeh, Ain Aouda, Mers El Kheir (voir figure 1) tandis que les politiques agricoles et productives ciblent les territoires de grande production stratégique ailleurs sur le territoire national. Les acteurs publics en charge du monde agricole se déclarent surtout inquiets de l’urbanisation de terrains dans des zones irriguées, au sein de régions productives (Agadir, Beni Mellal), laquelle est pourtant formellement illégale. Les acteurs agricoles en charge des zones périurbaines se déclarent relativement démunis : même s’ils se positionnent comme les défenseurs de cette activité, ils ne disposent pas d’outils leur permettant d’agir face à l’urbanisation. D’après les acteurs rencontrés, l’agriculture n’est défendue que dans les grandes zones agricoles compétitives, alors qu’en périphérie métropolitaine, elle se voit sacrifiée à l’urbanisation et aux besoins (notamment fonciers) des grands projets de prestige. Autrement dit, dans les périphéries urbaines, le rapport de force entre les différents acteurs publics est clairement à l’avantage des acteurs favorables à l’urbanisation.

39Enfin, au-delà même de ces logiques de dépossession qui sont au cœur des politiques d’aménagement néolibérales (El Kahlaoui, 2018 ; Roy, 2017), l’approche de la société urbaine entraîne parmi la société rurale une nouvelle forme de « dépendance » sanctionnant la production agricole par un système de récompenses urbaines et entraînant progressivement l’obsolescence culturelle, technologique et économique des économies rurales (Pearse, 1971). Dans la périphérie rabatie, cette « dépendance » fonctionne sur deux plans : le système de production et le plan de la mobilité campagne-ville. Sur le plan du système de production, on note que les agriculteurs proches des bidonvilles ont tendance à abandonner la culture de maïs et l’arboriculture en raison des vols répétés (exemple du douar d’Oulad Allal). Les petits agriculteurs préfèrent par ailleurs posséder quelques vaches plutôt que des moutons afin de produire des produits laitiers commercialisables en ville, auprès de coopératives laitières ou près de la route principale qui traverse leur douar. Sur le plan des mobilités ville-campagne, les familles paysannes fonctionnent sur deux registres différents et complémentaires : l’ancrage en zone de résidence et la mobilité vers d’autres territoires marocains. Généralement en effet, les enfants quittent le milieu rural pour travailler en ville dans le secteur informel. Leurs apports monétaires permettent la subsistance des exploitations paysannes, qui soutiennent en retour le système alimentaire urbain.

Conclusion : requiem pour un arrière-pays

40L’évolution comparée des territoires périurbains de Rabat-Salé-Témara révèle ainsi les profondes contradictions de la gestion de l’urbanisation dans une métropole d’un pays du Sud au sein duquel l’agriculture joue un rôle économique déclinant, mais conserve toutefois un rôle social et politique crucial. Dans le cas du projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg, on assiste à une recentralisation du développement territorial qui conduit à une urbanisation étroitement contrôlée, alors que dans le cas des communes rurales de la seconde couronne, on observe une périurbanisation plus spontanée. Cette périurbanisation modelée par les contradictions d’un État dont la logique sécuritaire est reconfigurée sous l’effet de la néolibéralisation conduit à approfondir la ségrégation, avec la création de territoires de relégation (les villes nouvelles, déconnectées de la ville et de son bassin d’emploi) qui côtoie celle de lieux de « gentrification périurbaine ». Elle contribue également à l’affaiblissement de la société rurale, sous l’effet de la « révolution urbaine » et des modifications des rapports sociaux que celle-ci implique. L’extension de l’urbain se traduit enfin par l’apparition de nouveaux usages « citadins » des territoires périphériques, avec l’émergence d’une agriculture de proximité et de qualité destinée à une classe moyenne urbaine en expansion, qui accompagne la disparition progressive du bassin vivrier de la conurbation. Ainsi, alors que le foncier périurbain de la conurbation de Rabat-Salé-Témara fait aujourd’hui figure de « poule aux œufs d’or » et que son changement d’usage apparaît comme susceptible de menacer à terme la sécurité alimentaire du pays (entretien, agence urbaine, novembre 2014), le ministère de l’Agriculture a entrepris récemment deux actions. D’une part, la promulgation d’une circulaire interdisant toute dérogation de terrains agricoles et centralisant la décision au niveau de l’administration centrale. D’autre part, la réalisation d’une étude d’impact de l’urbanisation sur les terres agricoles et l’élaboration d’un plan d’action pour la protection des terres agricoles autour des centres urbains et ruraux. Il semble néanmoins peu probable que ces actions s’avèrent efficaces pour lutter contre les processus de dépossession et de relégation qui caractérisent l’urbanisation des périphéries agricoles dans les métropoles marocaines.

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Notes

1 La dérogation est un contournement de la règle de zonage associée à une parcelle permettant de mobiliser un foncier pour des besoins d’investissement. Les demandes de dérogation sont déposées auprès du Centre régional d’investissement présidé par le Wali (gouverneur) de région, lui-même nommé directement par le roi. Introduite au tournant des années 2000 au nom de l’attractivité, la dérogation fait l’objet de controverses croissantes.

2 Le périmètre du projet inclut des terrains collectifs gérés par le ministère de l’Intérieur et des terrains appartenant au ministère des Affaires islamiques (Habous), dont l’exploitation est assurée par des populations à faibles revenus qui en deviennent usufruitières.

3 41,26 habitants à l’hectare face à 48,76 habitants à l’hectare pour la municipalité de Rabat et 80,59 habitants à l’hectare pour la municipalité de Salé.

4 Barranis signifie « étranger » en langue arabe. Il désigne dans le cas présent une personne qui n’est pas issue de la commune, du douar (échelle plus restreinte que la commune, il s’agit d’un petit noyau villageois).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. : carte de positionnement des terrains
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Fichier image/jpeg, 514k
Titre Fig. 2 : vue de Tamesna depuis son hypercentre
Légende Ce centre n’a toujours pas été urbanisé 20 ans après le lancement de la ville nouvelle.
Crédits © Max Rousseau, 2023.
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Fichier image/jpeg, 480k
Titre Fig. 3 : les déchets montrent les difficultés de gestion de la ville nouvelle
Crédits © Maryame Amarouche, 2023.
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Fichier image/jpeg, 736k
Titre Fig. 4 : Réalisation de l'ensemble résidentiel et de la marina à Salé
Crédits Photo : Maryame Amarouche.
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Fichier image/jpeg, 630k
Titre Fig. 5 : réalisation de la tour Mohammed VI à Salé
Crédits Photo : Maryame Amarouche.
URL http://journals.openedition.org/metropoles/docannexe/image/10580/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre Fig. 6 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Shoul
Crédits Conception et réalisation : Kwatar Salik.
URL http://journals.openedition.org/metropoles/docannexe/image/10580/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 917k
Titre Fig. 7 : prix de l'hectare, particulièrement élevés à proximité des zones urbanisées au Nord de Sidi Yahia Zaer
Crédits Conception et réalisation : Kwatar Salik.
URL http://journals.openedition.org/metropoles/docannexe/image/10580/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 1017k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Maryame Amarouche, Max Rousseau et Kawtar Salik, « « La plaine est morte et la ville la mange » : l’urbanisation planétaire vue de l’arrière-pays rural de Rabat-Salé-Témara (Maroc) »Métropoles [En ligne], 34 | 2024, mis en ligne le 10 juin 2024, consulté le 03 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/10580 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11tys

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Auteurs

Maryame Amarouche

Université Lyon III, UMR 5600 - CRGA

Max Rousseau

CIRAD, UMR 5281 ART-Dev

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Kawtar Salik

Institut national d’Aménagement et d’Urbanisme, Rabat

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