Au même moment où, en contexte cinématographique et américain, Laura Mulvey développe le concept de male gaze, les penseuses des mouvements de libération de France et du Québec élaborent quant à elles une pensée du « regard » : un même air du temps féministe largement international fait ainsi éclore une série de notions connexes de part et d’autre de l’Atlantique. Concept souvent alternatif à celui d’« écriture » — en partie grevé, à l’époque, par le développement différentialiste d’une pensée de l’« écriture féminine » — , le « regard » relève du développement de nouvelles esthétiques féministes : elles tiennent en même temps de réflexions artistiques, en particulier stylistiques mais aussi parfois cinématographiques, de développements philosophiques et épistémologiques — le moment des années 1970-1980 est crucial dans la généalogie des pensées du standpoint —, et de critiques éthiques et politiques globales. Les écrivaines mettent l’accent sur la dimension dynamique, toujours en « procès », de ces esthétiques toujours placées à mi-chemin de la dénonciation (du système patriarcal et du « regard » qu’il porte et fait porter sur les femmes, sur les enfants, sur toutes les personnes qu’il assujettit), et de la création positive (d’un regard éthique, féministe, politique, neuf). Dans les termes de Françoise d’Eaubonne, par exemple, c’est un « phagocytage » réflexif qui est à l’œuvre : un « procès » qui est en même temps « jugement de ce procès », un « regard » qui est aussi et surtout « un échange de regards ». Ce procès est une manière aussi d’assumer d’être concerné·e par une situation donnée, autre façon de penser l’être embarqué·e existentialiste : au sens figuré, il regarde toutes ces femmes engagées, autant que tous les interlocuteurs auxquelles elles s’adressent ; elles en tirent aussi des « droits de regard » critiques. L’« écriture regarde » ainsi, dans tous ces multiples sens et paradoxalement « les yeux fermés », comme le formule Hélène Cixous ; comme processus, elle situe, met en relation.