Le portfolio doctoral, obligatoire en France depuis 2016, peut être un terrain d’observation privilégié de « la recherche en train de se faire » ou de « la pratique scientifique », très différente de la « science faite » (Latour, 2001 : 13). Cette dernière est généralement peu diserte sur les éléments déclencheurs de l’entrée en recherche, l’émergence des projets de recherche, leur construction. La « science faite » est même le plus souvent muette sur les intérêts personnels des chercheurs et la part d’eux-mêmes aux moments clés de la construction de leur projet de recherche, qu’il s’agisse des choix relatifs aux questions de recherche ou de ceux réalisés au moment du traitement des données (Olivier de Sardan, 2013). Dans la démarche portfolio mise en place en première année pour les apprenti.e.s chercheur.e.s de l’école doctorale en Sciences humaines et sociales du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), les doctorant.e.s sont invité.e.s à décrire les éléments déclencheurs de leur entrée en thèse. Ces éléments déclencheurs peuvent être biographiques, professionnels, institutionnels ou liés à des rencontres. Le Cnam est un établissement professionnel de formation tout au long de la vie et les doctorants sont généralement dotés d’une expérience significative ; ils.elles autofinancent souvent leur thèse ou l’effectuent en convention CIFRE - dispositif qui vise à favoriser l’emploi des docteurs en entreprise - et leurs questions de recherches émanent souvent de leur terrain professionnel. Les apprenti.e.s chercheur.e.s du Cnam viennent de disciplines aussi variées que les sciences de l’éducation et de la formation, les sciences de gestion, la sociologie du travail, la psychologie du travail, l’histoire des sciences et des techniques ou encore la criminologie, ce qui induit des thématiques de recherche et des manières de conduire une recherche diverses. Ces écrits des portfolios de doctorant.e.s donnent à voir l’émergence de leurs projets de recherche, la manière dont les thèmes de recherche se dégagent d’expériences de terrain et de vie plus largement. Ces questions de recherche en voie d’élaboration s’enracinent dans un puissant désir de connaissance et de dépassement de soi ; elles s’ancrent aussi parfois dans un besoin de réparation (Bouilloud, 2022) à la suite d’un parcours scolaire chahuté, un besoin de reconnaissance qui traduit le désir de confirmation existentielle, une visée émancipatrice (Jorro, 2023). Ces enjeux de développement de leur personne côtoient également, chez les.doctorant.e.s, la nécessité de transmettre, de rendre justice, de réparer, de faire savoir, d’aider, en un mot, de servir la société. Le mouvement de balancier entre enjeux personnels et enjeux collectifs de la recherche, à l’œuvre dans les portfolios de doctorants, y sont explicitement mis au jour et se cristallisent autour de questions de recherche qui résonnent avec les grands sujets sociétaux du moment. Isabelle Skakni (2016) a identifié trois quêtes qui seraient à l’œuvre dans l’engagement dans un parcours doctoral : une quête de soi qui se caractérise par le besoin de se développer, de s’actualiser ; une quête intellectuelle et, enfin, une quête professionnelle qui renvoie au désir d’élargir ses perspectives d’emploi. A ces quêtes, ou recherches obstinées, pourrait au moins être ajoutée la quête de servir la société, qu’il s’agisse de soutenir la santé au travail dans un contexte d’allongement de la vie professionnelle, de fidéliser les salariés dans les métiers « des salles boulots » comme la propreté en rendant leur quotidien plus agréable ou encore d’éclairer le nœud complexe qu’est l’éducation des adultes dans les territoires “ultramarins”. Ces enjeux collectifs des projets de recherche traduisent bien le désir d’engagement des apprenti.e.s-chercheur.e.s dans la société, de lier naturellement enjeux personnels et enjeux collectifs de la recherche pour le bien commun de la société. Un accompagnement doctoral éthique (Charmillot, 2022) serait en mesure d’aider les doctorant.e.s à adopter des épistémologies capables de concilier, dans les questions de recherche, les enjeux individuels et les enjeux collectifs. Bouilloud J.-P. (2022). Research as Reparation. Studying to Soothe. M@n@gement, 25(3), 85–89. https://doi.org/10.37725/mgmt.v25.8681 Charmillot, M. (2023). Les implications éthiques de l’accompagnement doctoral. Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 39(1). https://doi.org/10.4000/ripes.4454 Jorro, A. (2023). La reconnaissance en formation. Les Carnets de recherche sur la formation. https://doi.org/10.58079/nc1f Latour, B. (2001). Le métier de chercheur: Regard d'un anthropologue. Éditions Quæ. Olivier de Sardan, J.-P. (2008). La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l'interprétation socio-anthropologique. Louvain-la-Neuve. Skakni, I. (2018). Reasons, motives and motivations for completing a PhD: A typology of doctoral studies as a quest. Studies in Graduate and Postdoctoral Education, 9(2), 197-212. https:/doi.org/10.1108/SGPE-D-18-00004