Il y a trois choses qui comptent dans la propriété :
l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement

Introduction

La phrase en exergue de cet article est généralement attribuée à Lord Harold Samuel, le fondateur, au milieu du XX^e siècle, d’une des plus grandes sociétés immobilières du Royaume-Uni. La localisation serait-elle donc la caractéristique principale d’un bien immobilier ? Pourtant, il existe une catégorie de logements qui, en amont de leur commercialisation, n’a aucune localisation : ce sont les maisons individuelles produites en suivant un procédé industrialisé et vendues « sur plan ». En effet, les pavillons sont, dans un premier temps, pensés par les entreprises qui les commercialisent comme des biens immobiliers « hors sol ». Conçues en tant que modèles standardisés, décrites sous la forme de plans bidimensionnels, les maisons « sur plan » gagnent en matérialité seulement à partir du moment de leur commercialisation, à chaque fois qu’un vendeur et qu’une famille cliente fixent, lors de la signature d’un contrat, où et comment une nouvelle maison sera bâtie.

En effet, au moment où des familles de potentiels clients prennent contact avec une entreprise de construction, les vendeurs ne leur proposent pas seulement un modèle de maison, mais ils se rendent disponibles pour concevoir avec elles un « projet » de construction. Ils proposent notamment de les aider à associer trois éléments – un modèle de maison, un terrain constructible et une modalité de financement. Or chacun de ces trois éléments est défini à son tour par une pluralité de caractéristiques spécifiques : les modèles de maisons doivent être réalisés en respectant des normes et des contraintes techniques et architecturales ; les terrains sont soumis à des règles urbanistiques, à des impôts locaux, et sont caractérisés par des propriétés morphologiques, géographiques, physiques et chimiques spécifiques ; le financement octroyé par les banques dépend des salaires perçus par les membres de la famille, de leur patrimoine, de leur éligibilité aux aides publiques à l’accession, mais aussi de la localisation de la parcelle. En effet, certaines aides financières à la construction, comme le Prêt à taux zéro (PTZ) ou la réduction de TVA à 5,5 % en zone ANRU varient d’une commune à une autre. Ainsi, comme le suggère l’étymologie latine du verbe « construire » (« cum-struo », bâtir ensemble), la construction d’une maison demande de savoir associer une pluralité d’éléments hétérogènes, qui doivent être articulés de manière cohérente dans un « projet ».

Liée à l’affirmation de nouvelles pratiques de management à partir des années 1990, la notion de projet décrit la connexion de différents éléments afin d’assurer la production et l’accumulation capitaliste (Boltanski et Chiapello, 1999[1]Boltanski L, Chiapello E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 843 p.). Ainsi, cette notion apparaît pertinente pour décrire ces maisons qui n’existent pas encore et qui peuvent devenir des biens immobiliers réels, à condition d’associer une pluralité d’acteurs et d’actants (Latour, 1992[2]Latour B. (1992). Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 242 p.). Toutefois, au cours du processus d’ « intéressement » (Callon, 1986[3]Callon M. (1986). « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique (1940/1948), n° 36, p. 169‑208.) qui permet d’associer ces éléments, il se peut que les maisons se modifient en fonction des opportunités et des contraintes introduites par les acteurs intéressés (Akrich, Callon et Latour, 2006[4]Akrich M, Callon M, Latour B. (2006). Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 300 p. ; Callon, 1986[5]Op. cit. ; Latour, 1992[6]Op. cit.). Ainsi, contrairement aux représentations de sens commun, les maisons « sur plan » ne sont pas des produits industriels formatés à tous les stades de leur réalisation, mais elles sont des projets sociotechniques « en mouvement » (Latour et Yaneva, 2008[7]Latour B, Yaneva A. (2008). « Le point de vue de la théorie de l’acteur réseau sur l’architecture », dans Explorations in architecture. Teaching, design, reserach, Basel, Birkhäuser, p. 88‑89.) qui ont tendance à « dériver » pour pouvoir devenir réels (Latour, 1992[8]Op. cit.). Ainsi, leurs caractéristiques sont amenées à évoluer au cours d’un processus qui permet de passer d’un modèle virtuel à une habitation.

Dans cet article, je propose de m’intéresser particulièrement à la manière dont les modèles de maison, initialement conçus « hors sol », sont associés à des terrains afin de donner lieu à des projets de construction. Il s’agira de décrire comment les terrains sur lesquels seront bâtis les projets de construction sont choisis, ainsi que la manière dont les opérations relatives à l’identification d’une parcelle agissent et transforment la transaction commerciale en cours. En effet, l’association des éléments nécessaires à la réalisation d’une maison vient à constituer de fait un « agencement marchand » (Callon, 2017[9]Callon M. (2017). L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte, 501 p.) , c’est-à-dire à une configuration singulière d’éléments hétérogènes qui permettent, voire favorisent, la conclusion d’une transaction commerciale.

Ces analyses s’appuient sur une recherche ethnographique multiéchelle menée, entre 2016 et 2021, auprès d’une association engagée dans des activités d’innovation regroupant un constructeur de maisons individuelles d’envergure nationale et ses partenaires économiques. À une échelle nationale, je me suis intéressée aux activités des ingénieurs, des directeurs d’entreprises du secteur du bâtiment, des prestataires de services, des professionnels du marketing et d’autres acteurs qui, au sein de cette association, dessinent de nouveaux modèles de maisons et imaginent de nouveaux services de construction. À une échelle locale, le travail ethnographique mené dans des agences commerciales a permis de rendre compte des pratiques professionnelles des vendeurs qui écoutent et accompagnent des familles en train de réaliser un choix résidentiel.

Ce travail s’appuie sur près de 200 journées d’observation, la réalisation de 59 entretiens auprès des acteurs qui conçoivent, vendent et achètent des maisons, la collecte de documents fournis par les acteurs rencontrés et des prises de vue photographiques. À échelle locale, les observations des rendez-vous entre vendeurs et potentiels clients ont été menées dans des agences situées dans les cinq différentes aires urbaines de Paris, de Lyon, de Lille, dans la conurbation de Chambéry-Aix-les-Bains-Annecy et du bassin minier du Pas-de-Calais. La multiplication de ces entrées territoriales avait pour objectif de saisir la manière dont le processus de réalisation de maisons pouvait subir des variations dans des situations géographiques aux caractéristiques multiples (figure 1).

Dans une première partie de l’article, j’expliquerai pourquoi les modalités d’association des maisons aux sols ne sont pas prévues par les acteurs situés à une échelle nationale mais déléguées à des vendeurs qui, situés en région, se chargent d’identifier des terrains sur lesquels les maisons peuvent être bâties. Dans une seconde partie de l’article, je montrerai comment ce travail d’identification d’une parcelle constructible agit sur la transaction commerciale en cours. Je présenterai notamment la manière dont les vendeurs, en travaillant avec les potentiels clients à l’identification de la parcelle sur laquelle réaliser le projet, tentent de créer les conditions pour que la transaction commerciale ait lieu.

Associer des maisons « hors sol » à des terrains variés

La construction de maisons individuelles :
une production non scalable

Quatorze juin 2018, Rueil Malmaison, au siège d’un constructeur de maisons individuelles d’envergure nationale, le P.-D.G. et président respectivement de l’entreprise et de l’association étudiées clarifie, auprès d’un ensemble de fournisseurs et partenaires économiques, sa stratégie et ses orientations pour les années à venir : « plus on avance, plus on ira vers […] des modes de fonctionnement, des manières de faire plus intégrées, plus d’intégration entre, je dirais…, entre les manufacturiers, les négoces et les constructeurs, parce que ce métier d’assemblier euh… pousse… vers plus de coopération […] plus de préfabrication, ça veut dire de la conception ensemble, avant, du travail sur l’intégration, ensuite, euh… parce que c’est un secteur qui n’a pas fait sa révolution sur la productivité, parce que c’est un secteur qui n’a pas fait sa révolution sur la qualité, euh… c’est un secteur qui n’a pas fait sa révolution sur la gestion […] je pense qu’il y a un boulevard à faire, la révolution de la productivité, d’un côté, et la rationalisation de ses pertes […] regardez ce qui s’est passé dans d’autres secteurs d’activité… moi je ne sais pas… l’automobile, encore une fois, mais il n’y a pas que l’automobile, on a aussi des sujets dans l’informatique, sur les relations entre ceux qui fabriquent des composants et ceux qui fabriquent des systèmes » (discours du P.-D.G. de l’entreprise et président de l’association étudiées, extrait du journal de terrain, juin 2018).

S’inspirant d’activités industrielles comme la production automobile ou d’appareils informatiques, les constructeurs de maisons individuelles « sur plan » se définissent comme des « assembliers ». La construction de maisons consiste en effet à « assembler » une pluralité de composants et d’équipements, de sorte à produire des biens. Or, dans son discours, le P.-D.G. insiste sur le fait que dans d’autres secteurs d’activité, des gains de productivité et de rentabilité ont pu être obtenus en « rationalisant » le processus de production. En particulier, il suggère que, en renforçant la standardisation des pièces et des opérations d’assemblage, il serait possible de réduire les coûts de production des maisons, de limiter les malfaçons et de minimiser les gaspillages.

Pour ce constructeur de maisons individuelles, l’entreprise aurait donc intérêt à rationaliser et à standardiser sa production dans l’objectif de la rendre « scalable », c’est-à-dire capable d’être reproduite à l’identique à différentes échelles de grandeur (Tsing, 2017[10]Tsing AL. (2017). Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 413 p.). L’anthropologue Anna Tsing, qui définit la « scalabilité » comme le principe sur lequel ont été basés la modernité et l’industrialisation, montre que celle-ci ne peut être obtenue qu’à travers l’association d’éléments « insensibles au caractère indéterminé des rencontres » (idem, p. 78), qui ont donc des propriétés prédéfinies.

Or, à la différence d’autres secteurs d’activité où la production repose sur l’assemblage d’artefacts industriels aux propriétés standardisées, le secteur de la construction compte la parcelle de terrain – un élément aux caractéristiques variables – parmi les composants à associer au projet. En effet, comme l’indique Christian Topalov, à la différence d’autres secteurs industriels, dans le secteur du bâtiment, le terrain n’est pas un simple « support » des activités productives (Topalov, 1987[11]Topalov C. (1987). Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, PFNSP, 437 p.) mais aussi un des éléments à associer au processus de production, au même titre que les matériaux et les équipements dont est constituée la maison. Élément aux caractéristiques variables, le terrain ne peut pas être défini comme un simple actant à intégrer au projet. En effet, puisque ses caractéristiques, à chaque fois différentes, empêchent, permettent, contraignent ou encouragent des modifications des projets de construction, il doit être considéré comme un véritable acteur (Latour, 2007[12]Latour B. (2007). Changer de société, refaire la sociologie, Paris, La Découverte, 400 p.) qui agit dans le processus de réalisation des maisons.

Par ailleurs, l’association du terrain au projet pose un ensemble de difficultés spécifiques. Premièrement, l’ « intéressement » (Callon, 1986[13]Op. cit.) du sol ne peut pas être obtenu définitivement ; au contraire, chaque terrain ayant des propriétés spécifiques, les modalités de leur association doivent être définies lors de la conception de chaque nouveau projet. Deuxièmement, à la différence des autres matières et composantes qui constituent la maison, le sol « n’est pas reproductible et […] il est objet de propriété privée, c’est-à-dire monopolisable » (Topalov, 1995, p. 398[14]Topalov C. (1995). Les promoteurs immobiliers. Contribution à l’analyse de la production capitaliste du logement en France, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 426 p.). Il s’agit donc d’un bien dont le prix et la disponibilité dépendent d’un marché spécifique et qui peut être soumis à des problématiques de rareté. Troisièmement, le sol est « localisé » : puisqu’on ne peut pas déplacer le terrain dans un site industriel où la production serait entièrement maîtrisée, ses caractéristiques doivent être à chaque fois analysées et décrites dans des documents qui permettent de préparer les activités de construction, qui ont ensuite lieu dans des chantiers disséminés. Toutefois, certaines propriétés du sol qui peuvent transformer les modalités de réalisation de la maison et le coût de construction, comme, par exemple, les caractéristiques géologiques de la parcelle, se dérobent à la vue des humains et ne peuvent être précisément connues qu’au moment de l’exécution des travaux.

Ainsi, bien qu’au sein de l’association et de l’entreprise étudiées les acteurs travaillent à renforcer la standardisation du processus de construction en uniformisant les caractéristiques des composants qui constitueront la maison, ils ne peuvent pas parvenir à rationaliser complètement leur production tant qu’ils ne réussissent pas à identifier des modalités uniques et invariables pour associer le sol au projet. Or, bien qu’au cours de l’enquête j’ai pu observer que les membres de l’association étudiée commençaient à se pencher sur ce problème, les solutions explorées jusqu’ici n’ont pas permis de résoudre l’ensemble des difficultés soulevées par l’adaptation au sol.

En effet, si ces acteurs envisageaient de standardiser les fondations, il se trouve que le terrain peut imposer aussi d’autres sortes de problématiques qui ne relèvent pas seulement des modalités d’ancrage de la maison au sol. Par exemple, les acteurs peuvent se trouver contraints à ajuster la forme, l’agencement, le plan ou l’esthétique de la maison en fonction de la morphologie de la parcelle, du Plan local d’urbanisme (PLU) ou des impositions des Architectes des bâtiments de France (ABF), à mobiliser un budget supplémentaire pour raccorder la maison à des réseaux éloignés ou à faire face à des surcoûts imposés par les impôts locaux, etc. Or, n’ayant pas pu identifier une solution globale qui permette de standardiser les modalités d’association des maisons aux parcelles sur lesquelles elles sont bâties, les acteurs de l’innovation délèguent la résolution de ce problème aux vendeurs, qui s’en chargent lors de la conception et de la commercialisation des projets à échelle locale.

Le terrain, un élément clé du processus
de réalisation et de commercialisation
des maisons

« Monsieur et Madame Bernard, chauffeur dans la fonction publique d’État et bibliothécaire, habitent une ancienne maison de ville située dans un village à la frontière entre les départements de la Seine-et-Marne et de l’Oise. La famille Bernard, recomposée et nombreuse, aimerait disposer d’une plus grande maison qui serait dotée d’un jardin et d’une chambre individuelle pour chacun de leurs cinq enfants. L’idée de « faire construire » surgit lorsqu’ils découvrent un terrain disponible dans la commune où ils résident. Le couple prend rendez-vous avec l’entreprise de construction étudiée, mais, au cours des premières démarches de conception du projet, un changement du PLU transforme la parcelle visée par le couple en terrain non constructible. Ainsi, la famille Bernard se réoriente vers une autre parcelle, située à une vingtaine de minutes de leur domicile actuel. Toutefois, celle-ci s’avère trop petite et, par-là même, incapable d’accueillir la grande maison avec six chambres que la famille souhaiterait faire construire. Après avoir identifié un troisième terrain dans le département de l’Oise, la famille Bernard se rend compte que les vacances scolaires de ce département ne coïncident pas avec celles de la Seine-et-Marne, où sont scolarisés les enfants de Monsieur ; le couple renonce alors à faire construire sur ce terrain pour éviter que les enfants de Madame, en garde permanente au domicile familial, soient soumis à un calendrier scolaire différent par rapport aux enfants de Monsieur, en garde alternée et présents au domicile durant les vacances. Finalement, Monsieur Bernard identifie une dernière parcelle, cette fois-ci située dans un nouveau secteur du département de la Seine-et-Marne, à environ 35 kilomètres de leur domicile actuel. Nous sommes en décembre 2017. Le 1^er janvier 2018, pendant que la famille travaille à la conception de son projet de construction sur cette dernière parcelle, la réduction des aides octroyées par l’État sous forme de Prêt à taux zéro (PTZ) prend effet, et la famille se retrouve à repenser encore une fois son projet, car sans cette aide leur budget total diminue de 20 000 euros. Le vendeur annonce alors à la famille que, suite à une telle réduction du budget, il ne pourra peut-être leur proposer qu’une maison de plain-pied, qui ne correspondrait donc pas au souhait initial du couple, qui aurait préféré une maison à étage. De plus, le PLU impose sur ce terrain des couleurs de crépi qui ne plaisent pas vraiment à Madame Bernard. Toutefois, considérant les difficultés rencontrées pour trouver une parcelle qui puisse accueillir leur projet, la famille décide de composer avec ces contraintes » (informations collectées à travers le journal de terrain en 2018 et un entretien réalisé le 22 septembre 2018 au domicile de la famille Bernard).

Le « terrain est le nerf de la guerre », disent certains commerciaux lors de leur première rencontre avec des potentiels clients. Avec cette expression, ils rappellent à leurs interlocuteurs qu’aucun projet ne peut être ni conçu ni commercialisé sans avoir identifié en amont une parcelle constructible où une future maison pourrait être bâtie. L’exemple de la famille Bernard montre qu’il est important de démarrer la conception du projet par la recherche d’une parcelle constructible, car cette opération peut s’avérer complexe et, par ailleurs, peut entraîner un ensemble de conséquences à la fois sur les caractéristiques et le coût de la maison qui sera construite. En effet, puisque les modalités d’adaptation de la maison au sol n’ont pas pu être anticipées et standardisées par les acteurs placés à une échelle nationale, elles doivent être réalisées par les acteurs placés à échelle locale.

D’ailleurs, l’identification d’une parcelle constructible est une étape importante pour les familles clientes qui, étant engagées dans un choix résidentiel, ont besoin de connaître la localisation du logement qu’elles pourraient acquérir (Authier, Bonvalet et Lévy, 2010[15]Authier JY, Bonvalet C, Lévy JP. (2010). Élire domicile, la construction sociale des choix résidentiels, Lyon, PUL, 428 p.). En effet, les familles qui se préparent à déménager anticipent les conditions de vie dans un certain territoire, elles imaginent leurs déplacements quotidiens, elles prennent en considération les services, les aménités ou les nuisances présentes localement. Ainsi, les familles ne peuvent s’intéresser aux maisons qu’en les replaçant dans une éventuelle inscription géographique.

Si certaines familles se chargent de manière autonome de la recherche du terrain constructible sur lequel elles souhaiteraient bâtir leur maison, une large majorité de potentiels clients préfère confier cette tâche aux vendeurs. En effet, ce choix doit être réalisé en tenant compte non seulement des préférences résidentielles des familles, mais également d’un ensemble de paramètres techniques, normatifs et budgétaires. Par exemple, la parcelle doit être assez vaste pour accueillir la maison souhaitée ; la localisation du terrain doit être compatible avec les déplacements quotidiens et les activités professionnelles et scolaires de la famille ; le prix de la parcelle, de la maison avec ses options et des « frais annexes » doivent pouvoir être assumés financièrement par les potentiels clients ; les aides publiques dont la famille peut bénéficier (notamment le PTZ) doivent être calculées en fonction du secteur géographique de la parcelle et de la composition du ménage ; l’esthétique, l’agencement et l’implantation de la maison doivent correspondre aux préconisations du PLU et des ABF, etc. Or les familles ne disposent généralement pas de toutes les compétences et de toutes les connaissances techniques, normatives et budgétaires nécessaires pour analyser cet ensemble complexe d’éléments qui caractérisent la parcelle. En revanche, accoutumés au travail de conception, les vendeurs sont les acteurs qui disposent de ces compétences et, éventuellement, du support technique parmi les salariés de l’entreprise, qui leur permettent d’évaluer si un terrain pourrait avoir les caractéristiques permettant de construire une maison qui satisfait les demandes des familles.

Toutefois, puisque dans un premier temps les familles ont généralement une idée peu précise des caractéristiques du projet de construction qui pourrait leur convenir et qui pourrait être compatible avec leurs moyens, les vendeurs doivent tenter de clarifier leur recherche résidentielle, de sorte à pouvoir se charger de la recherche de la parcelle à leur place. Ainsi, les vendeurs interrogent les familles à propos du territoire où elles aimeraient habiter, des caractéristiques de la maison qu’elles souhaiteraient faire bâtir (silhouette de la maison, surface, nombre de pièces), du budget dont elles disposent, des modalités d’implantation de la maison sur la parcelle, du type d’énergies dont elles voudraient se servir pour le chauffage et la cuisine. De cette manière, les vendeurs tentent d’expliciter les critères de recherche des familles clientes et de les reformuler sous la forme d’un « problème » qu’ils tenteront ensuite de résoudre avec elles. La conception d’un projet de construction et la recherche résidentielle des familles peuvent donc être interprétées, comme des « processus d’enquête », selon le sens que John Dewey confère à cette notion. En effet, vendeurs et familles clientes sont engagés dans des opérations de problématisation à travers lesquelles ils tentent de passer d’une situation trouble, définie par le désordre et l’illisibilité, pour se diriger vers une situation clarifiée « si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1967, p. 169[16]Dewey J. (1967). Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 693 p.).

Ainsi, à partir de ce premier travail de problématisation, qui fournit une première qualification des « éléments constitutifs » (idem, p. 173) du projet, vendeurs et familles clientes cherchent à établir un ou plusieurs scénarios envisageables. Ces scénarios sont conçus à partir d’éléments précis qui permettent de donner au projet une dimension davantage concrète. Or, avec l’estimation indicative de l’enveloppe d’emprunt à laquelle la famille devrait pouvoir avoir accès auprès des instituts de crédit, la recherche de la parcelle est généralement le premier élément qui permet de commencer à envisager le projet sous une forme tangible. En effet, étant caractérisé par des contraintes et des opportunités spécifiques, chaque terrain permet d’esquisser un scénario de construction différent et de donner forme à une maison aux propriétés à chaque fois singulières.

Indispensable à la construction de la maison, l’identification d’une parcelle constructible n’est pas seulement une étape nécessaire du processus de conception d’un projet de construction mais aussi un moment décisif dans l’établissement de la transaction. En effet, seule la disponibilité d’une parcelle constructible permet aux familles de prendre la décision de faire construire. Ainsi, conscients du poids de l’identification d’une parcelle constructible en vue d’établir un contrat de construction, les vendeurs sont toujours à l’affût pour identifier les meilleurs terrains en vente sur le marché. D’ailleurs, d’autres acteurs du secteur, tels que les lotisseurs, les agents immobiliers ainsi qu’un certain nombre de petits propriétaires fonciers, sont conscients de l’intérêt que les commerciaux de maisons individuelles portent sur les parcelles constructibles et ils prennent souvent contact avec eux pour bénéficier de leur aide dans la commercialisation de leurs terrains. Ainsi, bien que les maisons individuelles « sur plan » se présentent initialement comme des biens « hors sol », le choix du terrain où elles pourront être bâties constitue un élément essentiel du processus de leur commercialisation.

Choisir des terrains au cours d’une relation commerciale

Associer un terrain au projet
et se rendre indispensables
aux yeux des potentiels clients

La spécificité des maisons individuelles « sur plan » réside dans le fait que, n’étant pas encore des biens immobiliers réels, elles peuvent être implantées sur la plupart des terrains constructibles. Ainsi, les vendeurs peuvent tenter de proposer à leurs potentiels clients des parcelles qui permettent la réalisation de la maison souhaitée par la famille dans une localisation qui correspond à sa demande. Pour ce faire, lors de la recherche d’un terrain, les vendeurs doivent tenir compte non seulement de la dimension géographique, mais aussi d’un ensemble d’éléments techniques, normatifs et budgétaires qui caractérisent la parcelle et qui se répercutent sur le coût, la forme et l’esthétique de la maison future. Les vendeurs doivent, par exemple, évaluer le coût des raccordements à l’eau, aux énergies, au téléphone et aux eaux usées en fonction de la distance des coffrets et des réseaux, estimer le coût des fondations en fonction de la « portance » du sol, établir de quelle manière la maison pourra être implantée sur la parcelle en respectant les règles d’urbanisme, prévoir comment adapter l’orientation des fenêtres pour respecter les distances de vue sur les parcelles voisines, anticiper les surcoûts liés aux impôts locaux, ainsi que tenir compte des contraintes esthétiques imposées par le PLU et les ABF, connaître quels types d’aides peuvent être sollicités localement dans la commune (quel montant pour le PTZ ; éligibilité à la réduction de TVA en zone ANRU), etc. Or toutes ces opérations complexes, qui demandent à mobiliser une pluralité de connaissances et de compétences variées, ont des retombées sur la relation commerciale que les vendeurs tentent d’instaurer avec leurs potentiels clients.

Premièrement, toutes ces opérations peuvent impliquer des modifications des modèles de maison vendus. Puisque les acteurs placés à la direction de l’entreprise n’ont pas une représentation claire des raisons qui portent les vendeurs à introduire des modifications aux plans standardisés, les commerciaux peuvent saisir le prétexte de devoir transformer les maisons en fonction des propriétés des terrains pour apporter aussi d’autres variations qui, en revanche, s’expliquent par la volonté de satisfaire les demandes des familles clientes et d’assurer une issue favorable à la vente en cours. En effet, placés dans une position intermédiaire entre l’offre et la demande, les vendeurs tentent de rendre possible la rencontre marchande en concevant des projets de construction qui puissent convenir à leurs potentiels clients. Ces maisons, conçues à partir de la modification des plans standardisés de l’entreprise dans le but de satisfaire les demandes des familles, peuvent donc être analysées comme des « biens processus » (Callon, 2017[17]Op. cit.) : avec ce terme, Michel Callon tente de mettre en évidence le fait que les propriétés et les caractéristiques des produits peuvent parfois subir des transformations pour permettre l’ajustement et la rencontre entre des offres et des demandes qui sont en train d’être constituées.

Deuxièmement, ces opérations complexes offrent aux commerciaux l’occasion de montrer aux clients leurs compétences, leurs connaissances et leur engagement dans la conception du projet. En effet, habitués à concevoir des projets de construction, les vendeurs parviennent souvent à suggérer aux clients des solutions qui consentent à contourner certaines des contraintes qui s’imposent à leur projet, montrant ainsi leur engagement et leur capacité à déployer des efforts pour satisfaire au mieux leurs demandes. Par exemple, bien que le PLU impose généralement un certain nombre de contraintes sur les nouvelles constructions, les vendeurs peuvent proposer aux familles des solutions qui permettent de les contourner : ainsi, lorsque celui-ci impose d’implanter la maison en limite séparative, les vendeurs peuvent dessiner sur le permis de construire un garage ou une charretière à bois « fictif », qui ne seront jamais réellement construits, pour pouvoir permettre aux familles d’éviter la mitoyenneté avec la parcelle voisine. Si le PLU impose une certaine coloration pour les tuiles du toit, les vendeurs peuvent parfois proposer aux familles de « feindre » une mauvaise compréhension du texte et appliquer une nuance un peu différente de celle imposée par les pouvoirs municipaux. Lorsque le PLU impose de créer des places de parking devant le portail du jardin, les vendeurs peuvent identifier un agencement qui permette de créer ces places de stationnement tout en optimisant l’espace de la parcelle, généralement aux dimensions réduites. Ainsi, à travers les opérations réalisées pour concevoir un projet de construction, les vendeurs parviennent à mettre en évidence un « réseau de problèmes et d’entités au sein duquel (…) [ils] se rend[ent] indispensable[s] » (Callon, 1986, p. 185[18]Op. cit.). Les vendeurs se servent de ce travail d’ajustement pour prouver aux potentiels clients leurs compétences et leur sérieux, confortant le choix des familles de faire confiance à l’entreprise choisie.

Troisièmement, les vendeurs mettent à profit le temps engagé dans les opérations qui consistent à adapter la maison aux contraintes du foncier et aux demandes des potentiels clients pour participer à renforcer le désir des familles de s’engager dans la construction. En effet, les familles clientes se sentiront d’autant plus attachées à l’idée de faire construire une maison qu’elles auront passé du temps à en singulariser les caractéristiques en fonction de leurs propres souhaits. Par exemple, Monsieur et Madame Durand, cuisinier et aide-soignante faisant construire une maison dans l’Oise, reconnaissent que cette technique les a conduits à « adhérer » au projet, les portant à prendre la décision de signer un contrat de construction : « On a vraiment travaillé sur les plans de la maison […] je pense que ça nous a fidélisés beaucoup. […] c’est une approche de la stratégie commerciale qui est… qui est vraiment pas mal. Parce qu’en fait…, on a eu le rendez-vous et, en partant, on avait des plans, on avait quelque chose de tangible dans les mains […] et là, on pouvait se dire : “ok, on va faire construire notre maison, elle peut rassembler à peu près à ça, et ça va nous coûter à peu près tant” […]. Le dossier qu’on a, bah… ça reste sur la table du salon ou au niveau de la cuisine, sur le plan de travail de la cuisine […] et, du coup… on reste et on se dit… quand on a le doute ou quand… on pense, on se dit : “est-ce que c’est le bon choix ?” de… de faire comme ci, comme ça…, allez ! On ressort les papiers… On dit : “mais qu’est-ce qu’on pourrait modifier, que ça nous ressemble plus ?” Et finalement, bah… rien que le fait d’avoir les papiers dans les mains, bah… on se dit : “ouais, ok”. Et en fait, subliminalement…, le subconscient, il… il adhère… il adhère aux plans qu’il voit, et finalement c’est… c’est comme ça que le choix se fait » (entretien réalisé avec le couple, le 5 mars 2018 au domicile de la famille Durand).

Cet extrait illustre comment le temps consacré au travail de conception peut porter des potentiels clients à « se projeter » dans la maison à bâtir, qui vient à être considérée comme une option résidentielle envisageable et désirable. En effet, en consacrant du temps au travail de conception avec un commercial, la famille affirme avoir fini par éprouver un attachement au projet esquissé, se convainquant que la maison qu’elle participait à concevoir était le bien qui correspondait le mieux à ses souhaits. Ainsi, en peaufinant le projet dans ses moindres détails, les vendeurs augmentent les probabilités que ce travail de conception se solde par l’engagement des clients dans la transaction.

Enfin, dernier point, mais pas des moindres, l’identification d’une parcelle constructible qui correspond aux critères de recherche de la famille constitue pour les vendeurs un puissant levier leur permettant de convaincre les clients de signer un contrat. En effet, la faible disponibilité des terrains et la rapidité des transactions dans le domaine du foncier sont les principaux éléments qui permettent aux vendeurs d’installer un sentiment d’urgence chez les clients, les poussant à prendre une décision rapidement. Par ailleurs, une fois une parcelle identifiée, les commerciaux peuvent imposer aux clients une décision rapide en réalisant ce qu’ils appellent, dans le langage commercial, un closing. Le closing est une opération qui consiste à demander aux clients de formuler de manière explicite leurs réticences à s’engager dans un projet qui à priori correspond aux demandes qu’ils avaient exprimées au début du travail de conception. Or, face à une telle demande, les familles se retrouvent souvent au dépourvu d’arguments et, de plus, elles éprouvent de l’embarras, dans la mesure où, dans une logique de don et contre-don (Mauss, 2007[19]Mauss M. (2007). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 249 p.), elles se sentent redevables et tributaires du complexe travail de recherche et d’intéressement qui a été réalisé pour elles par les vendeurs. Par conséquent, lorsque les familles décident de signer un contrat, elles le font généralement avec le commercial qui parvient à identifier une parcelle qui leur convient.

Les éléments présentés montrent que, bien que le travail qui consiste à associer une maison à une parcelle soit complexe, il présente des aspects qui favorisent une issue favorable à la transaction. En effet, en « agençant » les éléments hétérogènes qui constitueront le projet de construction de sorte à satisfaire les demandes des clients, les vendeurs font preuve d’implication dans le projet et suscitent chez les clients le désir d’acquérir la maison en cours de conception. La conception du projet offre donc aux vendeurs la possibilité de créer un « agencement marchand » (Callon, 2017[20]Op. cit.), c’est-à-dire un assemblage d’acteurs et d’actants, d’éléments rhétoriques et d’opérations de diplomatie, capable de « faire agir » les potentiels clients, les amenant, le cas échéant, à payer pour acquérir une maison.

Persuader les familles
à adapter leur recherche résidentielle
à l’offre du marché

« Vous n’aurez pas le coup de cœur »,annonce un vendeur exerçant son activité dans la conurbation de Chambéry-Aix-les-Bains-Annecy lors de sa première rencontre avec un jeune couple à la recherche d’un terrain où faire bâtir sa maison. Avec cette formule, le vendeur dévoile aux clients la dure réalité du marché du foncier et la nécessité de s’adapter aux rares offres disponibles. En effet, exception faite pour le bassin minier du Pas-de-Calais, où les prix des terrains sont contenus et les lotissements nombreux, dans les autres aires urbaines étudiées dans le cadre de ce travail de recherche, les parcelles sont rares et chères : le choix des ménages doit alors se porter sur des terrains onéreux qui ne correspondent pas toujours parfaitement à leurs préférences. Les observations ont notamment permis de constater qu’il n’est pas rare que les vendeurs se retrouvent dans l’impossibilité de satisfaire les demandes des clients, faute d’un budget suffisant ou de terrains disponibles dans la zone recherchée.

Ainsi, bien que les vendeurs s’efforcent d’identifier des parcelles qui correspondent aux demandes des familles, ils sont également conscients de la nécessité d’accompagner les potentiels clients à adapter leurs demandes aux possibilités que, concrètement, le marché du foncier leur offre. En annonçant, dès le début du processus de conception du projet, les difficultés à identifier des parcelles constructibles abordables financièrement qui correspondent à leurs préférences, les commerciaux poussent ainsi les clients à faire preuve de souplesse lors de leurs recherches. De plus, les vendeurs savent qu’après avoir annoncé ces difficultés, les clients auront d’autant plus tendance à prendre une décision rapidement s’ils parviennent à leur proposer une parcelle qui peut leur correspondre sous tous les aspects.

Plusieurs techniques permettent aux vendeurs de faire en sorte que les demandes des clients ne soient pas excessivement éloignées de l’offre du marché. En premier lieu, les vendeurs publient des « petites annonces » qui proposent la construction d’une maison dans une commune spécifique. Ces annonces permettent aux vendeurs de sélectionner un certain nombre de clients potentiellement intéressés à déménager dans les secteurs où des parcelles constructibles sont disponibles. Puisque ces annonces sont considérées par les vendeurs comme des outils permettant de « trier » leurs clients potentiels, elles ne correspondent pas systématiquement à des propositions réelles. Ainsi, lorsqu’un client prend contact avec un vendeur après avoir été attiré par l’une de ces annonces, le commercial peut prétexter d’avoir vendu récemment ce projet imaginaire à une autre famille, afin de proposer au client des parcelles ou des projets aux caractéristiques similaires.

Toutefois, ces annonces ne suffisent pas à garantir un ajustement parfait entre l’offre et la demande. En effet, tous les clients ne prennent pas contact après avoir consulté ces petites annonces et, de surcroît, les vendeurs se trouvent parfois à réorienter les clients qui avaient été intéressés par une annone vers d’autres parcelles aux caractéristiques semblables. Ainsi, les commerciaux doivent faire preuve de pédagogie lorsqu’ils présentent aux clients les caractéristiques du territoire, de sorte à les amener à adapter leur recherche vers l’achat de terrains pas trop onéreux qui correspondent à leur budget. Par exemple, dans des aires urbaines au développement concentrique comme celles de Paris, de Lyon et de Lille, les vendeurs tentent de persuader les clients de s’éloigner des pôles urbains afin de bénéficier d’un prix du foncier dégressif. En revanche, dans les conurbations du bassin minier du Pas-de-Calais et de Chambéry-Aix-les-Bains-Annecy, caractérisées par un développement périurbain multipolaire, les commerciaux peuvent suggérer au cas par cas des tactiques différentes qui permettent d’identifier des parcelles adaptées aux recherches et aux possibilités financières des clients. Par exemple, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, les prix sont relativement contenus dans l’ensemble de l’aire urbaine, et les variations de prix sont davantage liées aux qualités du territoire et aux caractéristiques de son peuplement. En revanche, dans le territoire alpin, si les prix du foncier peuvent atteindre des valeurs très élevées dans la vallée riche en services et en agréments de l’axe Chambéry-Aix-les-Bains-Annecy, ils peuvent en revanche chuter rapidement dans les vallées voisines. Les vendeurs peuvent alors signaler aux clients que les prix des terrains peuvent être divisés par deux, par trois, et même par quatre lorsque, depuis la vallée, on franchit un tunnel, on s’engage sur une route qui pourrait devenir difficilement empruntable par temps hivernal, ou on choisit un flanc de montagne qui ne bénéficie pas d’une bonne exposition au soleil. Ces variations de prix constituent des opportunités pour des ménages aux revenus modestes qui souhaitent acquérir une maison avec un budget contenu.

Toutefois, les vendeurs craignent, à juste titre, que les familles interprètent la difficulté à trouver des parcelles constructibles abordables comme un signe d’une faible implication dans la conception du projet. Ainsi, pour éviter ce malentendu qui risquerait de nuire à la vente, les vendeurs s’appuient sur des outils et des calculs qui permettent de confronter directement les clients à la réalité des prix pratiqués dans le territoire. En premier lieu, les vendeurs peuvent se servir d’une carte foncière (figure 2). Après avoir annoncé aux clients le coût indicatif des modèles de maison qu’ils souhaiteraient acquérir et une estimation approximative des « frais annexes » qu’ils devront soutenir (fondations, raccordements, branchements, taxes locales, frais de notaire liés au terrain, surcoûts exigés par les impositions du PLU et des ABF), les commerciaux montrent aux clients un plan de la région où ils ont inscrit les prix moyens des terrains secteur par secteur. Les clients peuvent donc déduire, en étudiant cette carte avec les vendeurs, quelles zones géographiques seront financièrement abordables pour eux. Une autre technique est celle qui consiste à « faire le calcul à l’envers » : les commerciaux demandent aux clients de préciser dans les grandes lignes leur « rêve de maison » (combien de chambres, superficie totale, présence d’un garage ou d’un sous-sol, typologie de moyen de chauffage et silhouette de la maison (plain-pied, à combles, à étage, cubique)). Les vendeurs estiment le prix de la maison convoitée par les clients, auquel ils additionnent un calcul très approximatif des frais annexes. Ensuite, ils déduisent la somme obtenue du budget maximal que les clients sont susceptibles de pouvoir demander à la banque. Le montant restant est celui que les clients pourront consacrer à l’acquisition d’un terrain. Cette technique a l’avantage d’orienter la répartition du budget des clients en faveur de la maison plutôt que de la parcelle.

Figure 2. Photographie d’une carte foncière affichée dans le bureau d’un commercial (cliché : autrice).

En s’appuyant sur des calculs ancrés dans la réalité des prix de la région, ces deux techniques – de la carte foncière et du « calcul à l’envers » – permettent aux vendeurs de « faire agir » directement sur les clients les contraintes du territoire, sans devoir assumer personnellement la charge et la responsabilité de décevoir leurs attentes. Par le biais de ces techniques, les vendeurs montrent donc aux clients que, malgré leur volonté et leurs efforts, ils ne pourront pas concevoir une offre qui correspond parfaitement à leur demande et les incitent à faire preuve de souplesse. Ces éléments matériels permettent donc de faciliter les échanges entre les acteurs humains impliqués dans le projet et d’amener les potentiels clients à adapter leurs demandes en fonction de l’offre que les vendeurs sont en mesure de concevoir pour eux.

Conclusion :
le travail de conception d’un projet de construction,
un « agencement marchand »

En adoptant une approche ethnographique, cet article a permis de restituer la manière dont des acteurs situés à différentes échelles et à différents moments du processus de conception et de commercialisation des maisons individuelles « sur plan » pensent, décident et planifient l’association de ces biens immobiliers à des terrains aux caractéristiques variées. Il apparaît notamment que les acteurs situés à une échelle nationale ne sont pas en mesure d’anticiper et de standardiser les modalités d’association des maisons aux terrains sur lesquels elles devront être bâties ; ainsi, ils délèguent aux vendeurs, situés dans des agences commerciales en région, la responsabilité d’ajuster les modèles « hors sol » aux parcelles constructibles disponibles. Or, à une échelle locale, le terrain s’avère être un véritable « acteur » qui amène à transformer le projet de construction et qui agit sur la transaction commerciale en cours.

En particulier, placés dans une position intermédiaire entre une offre de maisons virtuelles et une demande de biens immobiliers réels et localisés, les vendeurs tentent d’adapter les modèles « hors sol » non pas seulement aux parcelles disponibles, mais aussi aux recherches résidentielles des familles. En particulier, les vendeurs tentent de réaliser un progressif ajustement entre le projet de construction, qu’ils sont en train de concevoir en respectant un ensemble de contraintes techniques, normatives et budgétaires, et les demandes des familles clientes, qu’ils tentent d’influencer et d’orienter. Ces complexes opérations de conception permettent aux vendeurs de créer des conditions favorables à la vente, dans la mesure où elles leur offrent l’occasion de démontrer aux familles leurs compétences, leurs connaissances et leur implication dans les projets de construction.

Ainsi, au cours de la conception d’un projet de construction, en travaillant à « agencer » des éléments hétérogènes pour construire un projet qui intéresse et convainc les familles à se lancer dans l’acquisition d’une maison « sur plan », les vendeurs finissent par constituer ce que Michel Callon appelle un « agencement marchand » (Callon, 2017[21]Op. cit.). En effet, ces professionnels associent les différents éléments qui constituent le projet, de sorte à « faire agir » les potentiels clients, les amenant vers la décision de s’engager dans l’achat et dans la construction d’une nouvelle maison périurbaine.

Par conséquent, bien que les acteurs placés à une échelle nationale souhaiteraient standardiser et rationaliser les modalités d’association des terrains aux modèles de maisons dans le but d’obtenir des économies d’échelle et des gains de productivité, une analyse fine du processus de construction permet de mettre en évidence la manière dont les vendeurs parviennent à renforcer leur lien avec les potentiels clients en se saisissant des opérations d’adaptation des modèles de maisons aux parcelles. Finalement, ce sont ces opérations d’association, d’agencement et de diplomatie, menées habilement par les vendeurs à une échelle locale, qui créent les conditions pour que les maisons, en devenant des biens immobiliers réels et localisés, soient donc commercialisées auprès des familles clientes.

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[1] Boltanski L, Chiapello E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 843 p.

[2] Latour B. (1992). Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 242 p.

[3] Callon M. (1986). « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique (1940/1948), n° 36, p. 169‑208.

[4] Akrich M, Callon M, Latour B. (2006). Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 300 p.

[5] Op. cit.

[6] Op. cit.

[7] Latour B, Yaneva A. (2008). « Le point de vue de la théorie de l’acteur réseau sur l’architecture », dans Explorations in architecture. Teaching, design, reserach, Basel, Birkhäuser, p. 88‑89.

[8] Op. cit.

[9] Callon M. (2017). L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte, 501 p.

[10] Tsing AL. (2017). Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 413 p.

[11] Topalov C. (1987). Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, PFNSP, 437 p.

[12] Latour B. (2007). Changer de société, refaire la sociologie, Paris, La Découverte, 400 p.

[13] Op. cit.

[14] Topalov C. (1995). Les promoteurs immobiliers. Contribution à l’analyse de la production capitaliste du logement en France, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 426 p.

[15] Authier JY, Bonvalet C, Lévy JP. (2010). Élire domicile, la construction sociale des choix résidentiels, Lyon, PUL, 428 p.

[16] Dewey J. (1967). Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 693 p.

[17] Op. cit.

[18] Op. cit.

[19] Mauss M. (2007). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 249 p.

[20] Op. cit.

[21] Op. cit.