• 1 Sylvie OCTOBRE, « Transformations du métier de consommateur culturel et inégalités éducatives » in (...)
• 2 Pascale GARNIER, « L’“agency” des enfants. Projet scientifique et politique des “childhood studies” (...)

1L’intérêt pour le « métier de consommateur culturel1 » de l’enfant se situe à la croisée de plusieurs questionnements qui tiennent tant à la diffusion de notions psychanalytiques et psychologiques sur les âges de la vie, qu’au succès des analyses sociologiques portant, d’une part, sur la formation des habitus et, d’autre part, sur la mise en œuvre de l’agency, ou capacité d’agir de l’enfant2. Les comportements, choix, goûts culturels sont sollicités pour « dire » l’enfance, la décrire et la caractériser au fil de l’avancée en âge. Et ce d’autant que les loisirs culturels sont souvent considérés par le sens commun comme des espaces de liberté, d’expérimentation et d’expression tout autant que de développement personnel et d’apprentissage, éléments qui convergent plus que naguère dans le contexte du numérique.

• 3 Howard S. BECKER, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la recherche en sciences social (...)

2Mais la temporalité inhérente à l’avancée en âge est un opérateur social finalement peu analysé en tant que tel dans l’observation des consommations et pratiques culturelles. Elle l’est parfois de manière synchronique, principalement dans la mesure des temps médias (ou écrans), qui concentrent l’attention pour des raisons soit économiques (fixation des prix des espaces publicitaires) soit épidémiologiques (prévention des pathologies liées aux trop longues expositions aux écrans). Elle l’est aussi parfois de manière diachronique, par reconstruction mémorielle (se souvenir de ce que l’on faisait lorsqu’on était enfant par exemple), ce qui implique les biais incontournables liés à une reconstruction finaliste. Plus rarement, notamment en France, la temporalité est prise en compte par des suivis longitudinaux. Comme le faisait observer Howard S. Becker « les sociologues aiment parler de fonctionnement, de processus, etc., mais leurs méthodes les empêchent, en général, de saisir concrètement les processus dont ils parlent si abondamment3  ».

• 4 Nous considèrerons ici l’enfance dans son acception légale, celle notamment de la convention des dr (...)

3Cet article entend, en partant de l’analyse des effets temporels observables en matière de pratiques et consommations culturelles, contribuer à une reconsidération des âges de la vie et du vieillissement, en traitant plus spécifiquement de l’enfance et du phénomène de grandissement qui lui est consubstantiel4, et en empruntant à une enquête quantitative longitudinale réalisée par le Ministère de la culture/Département des études de la prospective et des statistiques (suivi de panel Enfance des loisirs). Ce type d’enquête n’est pas le seul à renseigner les effets temporels – des enquêtes rétrospectives peuvent le faire également – mais celles-ci apportent des informations inédites, et complémentaires, sur les phénomènes de construction et recomposition temporelle.

• 5 Vincent CARADEC, Vieillir après la retraite : approche sociologique du vieillissement, Paris, PUF, (...)

5Prendre pour objet de réflexion les enfants dans le cadre d’une analyse des effets temporels suppose un changement de perspective qui met en évidence les implicites liés à la notion de vieillissement autour de la représentation des individus et de la valorisation de l’autonomie. Vincent Caradec rappelle que le vieillissement s’analyse, en sociologie, comme un processus de conversion et de réorganisation individuelles, afin de permettre une adaptation à une baisse des possibilités et des occasions d’engagement, liée à une diminution des capacités physiques, intellectuelles et ou psychiques 5.

• 6 David BUCKINGHAM, After the Death of Childhood. Growing up in the age of electronic media, Cambridg (...)
• 7 Michel FIZE, Ne m’appelez pus jamais crise, Toulouse, ERES, 2014.

6Dans le cas des enfants, la perspective temporelle du vieillissement – que l’on désigne plus souvent sous le terme de grandissement – place les analyses sous un angle différent : celui d’une minorité (d’âge, de développement, de droits, etc.) et des modalités d’accès à la pleine possession de ses facultés (autrement dit, une perspective d’accès à des ressources, droits et compétences socialement valorisées), ce qui définit le programme spécifique de cette période du cycle de vie auquel est attaché un style de vie particulier (mise à l’écart du monde du travail au profit d’un temps réservé à l’éducation). Cette accession progressive à l’autonomie (puis l’indépendance) est soutenue par les institutions de socialisation afin que les jeunes (générations) trouvent leur place dans la société. Cette vision de l’enfance (et de la jeunesse) a mis en avant la question de la reproduction sociale et rendu centraux, par effet de conséquence, les discours de la crise. Crise des transmissions et de ses institutions, famille et école (avec d’une part, la « crise de la masculinité » et des formes d’autorité censées y être attachées, et d’autre part, la rhétorique de la « perte de culture » abondamment reprise par les penseurs réactionnaires), crises du lien social liées aux technologies (avec la figure du nerds enfermé dans sa chambre ou du no-life, individu a-social dédiant sa vie aux univers numériques virtuels)… à tel point qu’un célèbre ouvrage de David Buckingham titrait de manière provocatrice After the Death of Childhood6 ou que Michel Fize titrait le sien Ne m’appelez plus jamais crise7.

• 8 Vincenzo CICCHELLI, L’Autonomie des jeunes. Questions politiques et sociologiques sur les mondes ét (...)
• 9 Patrice FLICHY, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, (...)

7Ce qu’il faut retenir, c’est que l’accession progressive à l’autonomie est le processus central qui caractérise l’enfance8. Dans une telle perspective, il n’y a pas de différence de nature entre adulte et enfant, mais une différence de degré. Dans ce modèle de l’autonomie, la consommation culturelle devient un des modes de réalisation de soi (de performance de soi au sens quasi-artistique) et non plus une aliénation, qui propose un espace de réponse à la minorité juvénile, en lui redonnant une forme de propriété de soi sur soi et une visibilité. Considéré ainsi, le processus d’autonomisation n’est pas le fruit mécanique de l’inflation de l’offre de loisirs et du temps disponible mais la mise en œuvre d’une réflexivité et d’une subjectivation : dire ce que l’on aime et ce que l’on déteste, mettre en avant ses compétences de consommateur/amateur 9.

• 10 Vincent CARADEC et Danilo MARTUCCELLI (s.l.d.), Matériaux pour une sociologie de l’individu, Perspe (...)
• 11 Bernard LAHIRE, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
• 12 Vincent DESCOMBES, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’être soi-même, Paris, Gallimard, 2 (...)

8L’émergence d’une sociologie de l’enfance, et le centrage sur la notion d’autonomie sont intimement liés une sociologie de l’individu10. La recherche en France s’est donc penchée sur la manière dont les individus – devenus pluriels 11 – bricolent leur construction identitaire. Cette optique scientifique correspond également à une reconsidération de ce qui fait société : un système structuré autour de places et de rôles cède la place à un environnement valorisant les mondes vécus, subjectifs et qui fait précisément de l’écart entre les individus et le système une marque de la modernité. Il s’agit donc d’un programme théorique dans lequel il faut chercher dans les interstices des espaces de socialisation, dans les articulations entre scènes et coulisses, dans les « plis » du social le principal de l’interprétation sociologique afin de rendre compte des phénomènes sociaux via l’individu sans dissoudre la sociologie : autrement dit, où il faut articuler autonomie et déterminisme. Car être autonome n’est pas contradictoire avec l’existence de cadres : l’autonomie se développe même grâce à leur existence, puisque ces derniers prennent en charge la gestion du quotidien (la famille, l’école), libèrent l’action juvénile de certaines contingences et en permettent l’expression12. Cette perspective a porté des travaux se centrant sur les conditions de mise en œuvre de l’agency de l’enfant dans des contextes, face à des instances et dans le cadre de contraintes sociales.

• 13 Sylvie OCTOBRE, « Du féminin et du masculin : genre et trajectoires culturelles », Réseaux, n° 168- (...)
• 14 François DE SINGLY, Les Adonaissants, Paris, Armand Colin, 2006.
• 15 Claire BALLEYS, Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet, Lausanne, Presses polytechniq (...)
• 16 Hervé GLEVAREC, La Culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l’espace fam (...)
• 17 C’est ce que les travaux de Florence Eloy et de Tomas Legon ont montré s’agissant des socialisation (...)
• 18 Annette LAREAU, Unequal Childhoods. Class, Race and Family Life, 2nd edition with an update a Decad (...)

9Dans le champ de la sociologie des pratiques et consommations culturelles, les analyses en termes d’usages des ressources culturelles à des fins de construction de soi ont cherché à analyser les bricolages réalisés par les enfants entre les divers espaces de socialisation13, mettant en avant la construction permanente d’espaces d’autonomie au fil de l’avancée en âge et l’action propre des individus pour gagner cette autonomie. François de Singly l’analyse dans le cadre d’une transformation des dynamiques au sein de la famille 14, Claire Balleys au sein du groupe des pairs 15, tandis qu’Hervé Glévarec et moi-même insistons sur la prégnance des médias et techno-cultures16 comme opérateur de socialisation culturelle. Ces divers travaux mettent en évidence l’importance pour l’enfant d’advenir lui-même, de se construire en cherchant à découvrir et faire reconnaître son authenticité (y compris modifiable), en relation avec les autres, dans les divers espaces sociaux où il évolue et dans lesquels il est l’objet de socialisations parfois contradictoires17. Mais, dans l’ensemble, les analyses réellement processuelles sont rares, faute de disposer de matériaux longitudinaux susceptibles d’en rendre compte avec précision, comme l’avait fait Annette Lareau par exemple dans son étude fondatrice sur l’imbrication des diverses inégalités chez les enfants, notamment dans la seconde édition de son ouvrage qu’elle avait enrichi du suivi dans le temps des familles jusqu’à l’entrée de l’enfant dans l’âge adulte18.

• 19 L’enquête « L’Enfance des loisirs » est un suivi longitudinal des consommations pratiques et sortie (...)
• 20 Cédric LANDRE et Daniel VERGER, La Difficile Mesure des pratiques dans le domaine du sport et de la (...)
• 21 L’attrition dans les enquêtes longitudinales désigne la perte d’individus de l’échantillon au cours (...)
• 22 Shirely DEX, « The Reliability of Recall Data: a Literature Review », Bulletin de méthodologie soci (...)

10Pour pallier ce manque, on peut se tourner vers une enquête longitudinale interrogeant les enfants eux-mêmes (et non pas les parents à leur sujet) afin de documenter les effets du grandissement sur les engagements culturels, et, réciproquement, les effets des engagements culturels sur le grandissement : c’est ce qui a été fait dans L’Enfance des loisirs19. Même s’ils ne sont pas exempts des biais classiques, présents dans toutes les méthodologies, comme l’avait montré une récente comparaison20, et malgré leurs problèmes spécifiques (attrition 21, effets d’habituation des enquêtés22, et coût, principalement), les suivis longitudinaux permettent mieux que toutes les autres approches, de suivre l’articulation de la pluralité des socialisations et la construction de l’autonomie.

• 23 Dominique PASQUIER, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
• 24 Sylvie OCTOBRE, Les Techno-cultures juvéniles : du culturel au politique, Paris, L’Harmattan, 2018.
• 25 Howard GARDNER et Katie DAVIS, The App Generation: How Today’s Youth Navigate Identity, Intimacy an (...)

11L’autonomie est l’attribut caractéristique de l’avancée en âge et celle-ci se traduit, dans le domaine culturel comme dans d’autres, par une déprise des influences contraintes (famille et école), l’importance croissante de nouvelles influences (groupe de pairs et médias) – parfois supposées plus libres, mais en réalité productrices d’autres normativités23 – mouvements qui produisent une réarticulation des espaces de socialisation. Dans le secteur culturel, cette autonomie a connu des transformations importantes avec l’avènement des technocultures24, qui démultiplient les possibilités des média-cultures précédentes, en leur ajoutant des capacités d’action sur les contenus (création, modification, diffusion, etc.), ce que le concept d’App Generation illustre25. Elle prend donc d’autant plus volontiers le visage de l’expérimentation, tant parce que, en régime techno-culturel, la plupart des consommations culturelles sont facilement accessibles, que parce qu’elles sont hautement expressives, et en particulier, depuis que le smartphone est devenu le premier terminal culturel.

• 26 Sarah BAKER, « Musique pop et séduction. It’s not about candy, it’s about sex », Ethnologie françai (...)
• 27 Dominique PASQUIER, « Les savoirs minuscules : le rôle des médias dans l’exploration des identités (...)
• 28 Anne BARRÈRE, L’Éducation buissonnière. Quand les adolescents se forment eux-mêmes, Paris, Colin, 2 (...)

12La singularisation, nécessaire à la construction identitaire, suppose, en effet, un passage par l’expression qui fasse basculer dans la consom-action : il faut parler de ce que l’on aime, contribuer à la production des hiérarchies, jouer avec elles, etc. Cela se traduit par un travail du corps (par exemple, à travers les looks et attitudes affiliées à certains genres musicaux26), par un travail de réorganisation des espaces privatifs (il en va ainsi de la décoration de la chambre où fleurissent, notamment chez les filles, les posters de chanteurs et de chanteuses) et d’occupation des espaces publics (le port des écouteurs met à distance et recrée en leur sein un espace sonore privatif, là aussi dès le début du collège). C’est dans cette pluralité des influences culturelles que se construisent une variété de « savoirs minuscules 27 » qui façonnent des éducations de plus en plus largement « buissonnières 28 », c’est-à-dire qui échappent aux instances éducatives que sont la famille et l’école, voire, plus largement, à tout programme éducatif (puisque si l’influence des industries culturelles croît, celles-ci sont dépourvus de programme éducatif cohérent).

• 29 Mona ZEGAÏ, « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de comme (...)

13L’avancée en âge réorganise ainsi profondément les agendas de loisirs, certaines activités fonctionnant comme des marqueurs et des transitions, qui expriment la position de l’enfant sur l’échelle des âges, de façon à la fois objective et subjective, l’enjeu étant également de se démarquer du soi enfant pour avoir la bonne « taille symbolique ». Le « c’est de son âge » vaut comme définition exogène des âges de la vie : c’est le cas quand les adultes disent des comportements des jeunes « il faut bien que jeunesse se passe » ou quand des limites d’âges sont édictées pour certains usages culturels, comme celui des réseaux sociaux, mais aussi des jeux, des livres, des revues et journaux qui mentionnent l’âge des destinataires et leur sexe et opèrent ainsi une segmentation intersectionnelle des marchés culturels de l’enfance qui va croissante29. Il vaut également comme définition endogène : faire son âge est un enjeu de taille (symbolique) majeur dans le processus d’avancée en âge et de socialisation.

• 30 Jean-Claude CHAMBOREDON et Jean PREVOT, « Le métier d’enfant. Définition sociale de la prime enfanc (...)

15C’est donc bien dans la consommation et la participation culturelles et la construction de l’autonomie culturelle, que s’articulent les autres métiers de l’enfance30, ceux qui ont trait à la filiation (fils ou fille), à l’éducation formelle (élève) et à l’affiliation (copain). La « culturalisation » de l’autonomie, saisissable dans les réarticulations des métiers de l’enfance, s’accélère donc.

• 31 Bethany BRYSON, « Anything but Heavy Metal: Symbolic Exclusion and Musical Dislikes », American Soc (...)

17De manière plus subtile encore, ce sont les univers de goûts qui distinguent les un.e.s et les autres de manière mobile au fil de l’avancée en âge : ce qu’aiment les un.e.s se sera jamais tout à fait ni au même moment ce qu’aiment les autres. Dans l’enquête L’Enfance des loisirs, on observe qu’à onze ans (en 2002), les filles privilégient la chanson française (Indochine ou Renaud pour les filles de cadres et Johnny Hallyday, Garou, Jenifer pour les filles d’ouvriers), tandis qu’au même âge, les garçons d’origine populaire plébiscitent plutôt des artistes de la techno, du rap, quand leurs homologues issus des catégories favorisées sont plutôt adeptes du rock. Six ans plus tard, la différence entre les goûts des enfants d’ouvriers et de cadres se creuse, les premiers allant vers le Rap, R’n’B, les seconds vers le jazz et le rock, tandis qu’on note une féminisation de tous les genres musicaux sauf la dance, devenu un genre mixte et fédérateur. De manière générale, les filles gardent des attachements plus durables à l’égard des pratiques légitimes, tout en entrant plus précocement que les garçons dans la culture de la chambre ; les enfants de milieux favorisés sont moins engagés dans la consommation des anciens écrans (de télévision) que des nouveaux (de smartphone, d’ordinateur et de tablette), tout en étant moins éloignés des pratiques légitimes. On le voit, y compris de manière mobile dans le temps, le goût des uns est toujours le dégoût des autres (ce qui est également le cas chez les adultes31).

• 32 Dominique PASQUIER, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
• 33 Le garçon manqué est un stigmate qui n’engage pas la préférence sexuelle supposée, à la différence (...)

18Par ailleurs, ces calendriers du grandissement via les consommations et pratiques culturelles sont sujets à des formes de contraintes tant le goût individuel et les techniques de soi liés aux consommations culturelles sont fortement médiés par le social (la famille, l’école, le groupe des pairs, les injonctions médiatiques) dans des formes parfois tyranniques32, ce qui produit des stratégies liées aux scènes sociales sur lesquelles interagit l’enfant ou l’adolescent. Ne pas dire qu’on écoute encore des chanteurs qui font bébé, mais ne pas prétendre non plus écouter les musiques « des grands », jouer avec les avatars numériques mais ne pas « aller trop loin », bien « faire la fille » ou bien « faire le garçon » (la seconde posture étant plus contrainte que la première en matière d’engagement culturel, le « garçon manqué » ne connaissant pas d’équivalent masculin33) ; tels sont les enjeux de la « bonne taille » culturelle. Une mauvaise évaluation peut provoquer un rejet fort de la part du groupe et mettre en péril la position d’intégration juvénile. On en voit la trace dans l’intensité des discussions générées par les consommations culturelles : le principal sujet de conversation non scolaire avec les copains, ce sont bien les goûts, et il s’agit autant d’affirmer son identité, via l’affichage de son originalité, que de la faire reconnaître et valider par le groupe, via un sentiment de ressemblance et de proximité.

• 34 Les approches déclaratives ne saisissent pas des faits, mais les récits des faits.

21Privilégiant les fonctions sociales et leurs mutations de moyen terme (culturalisation, médiatisation, patrimonialisation, transformation de l’enfance, mutations des normes éducatives, etc.) sur les objets technologiques et leurs mutations rapides (telle application, tel support numérique), les suivis longitudinaux permettent non seulement de revenir sur la construction des trajectoires biographiques mais de repenser les causalités et permettent donc d’éviter tant l’hypertrophie normative des discours sur les âges de la vie que le registre des paniques morales. Privilégiant une approche déclarative, qui par nature, articule faits et des narrations34, les suivis longitudinaux mobilisent la réflexivité des acteurs, mais surtout, ils la rendent visible dans ses écritures et réécritures itératives, à travers la variabilité voire de la réversibilité des déclarations recueillies sur les mêmes sujets au fil du temps. Ces traits, théoriquement inhérents à la conception de l’agency, posent méthodologiquement des défis importants, qui ne sont peut-être pas propres à l’enfance mais s’y donnent à voir de manière exemplaire à travers l’avancée en âge. Ils incitent en effet à considérer a priori que rien n’est insignifiant dans la variation éventuelle des réponses, et à garder à l’esprit que la signification des évènements peut être variable dans le temps chez les mêmes individus (et pas seulement entre les individus).

• 35 Michel BOZON, « Les cadres sociaux de la sexualité », Sociétés contemporaines, vol 1, n° 41-42, 200 (...)
• 36 Christian BAUDELOT, « L’âge rend-il plus savant ? Un exemple de biais de réponses dans les enquêtes (...)

22Le déplacement théorique n’est pas mince. Car si l’on est désormais convaincu par exemple que les écarts de réponses entre les réponses des femmes et des hommes en couple sur la fréquence de leur rapports sexuels, n’est pas une erreur mais la preuve que ce « qui mérite d’être compté » varie chez les unes et chez les autres35, on est en général nettement moins habitué à considérer que les individus reécrivent en permanence leur propre histoire – même sur des sujets a priori aussi « factuels » que le niveau de diplôme par exemple36 (c’est-à-dire faisant a priori peu appel à l’interprétation) – et que ces réécritures sont matière à analyse.

• 37 Il s’agit d’une application permettant à l’utilisateur de choisir un enregistrement audio parmi une (...)
• 38 Petites séquences vidéo réalisées par des amateurs qui reprennent des scènes de films connus, en le (...)
• 39 Diminutif de « tutoriel », qui désigne de petites vidéos où des jeunes amateurs se filment en train (...)
• 40 Courtes vidéo mises en ligne durant lesquelles des joueurs de jeux vidéo montrent comment passer de (...)

24L’approche des consommations et goûts culturels au fil de l’avancée en âge peut alimenter une vision du passage des âges comme une suite d’étapes modélisées sous forme de classes d’âge. L’existence de temps propres, de choix personnels et de réseaux relationnels distincts des réseaux familiaux (le temps des copains) serait ce qui marque ce passage à l’autonomie, dont l’observateur–analyste devrait chercher les preuves, indices, signes voire symptômes. Date de la première liste Deezer, de l’entrée dans la sociabilité socio-numérique mais aussi du premier Dubmash37 etc. sont autant de micro-évènements qui font entrer dans des univers culturels et qui agissent sur le grandissement en donnant à essayer (pour soi-même) et à voir (pour les autres). Et ce, d’autant que les dimensions de la consommation, de la création/production et de la mise en circulation et de la visibilité sont désormais intimement liées dans les technocultures (comme dans les même38, les tuto 39, les gameplay ou playthrough40, etc.). On peut ainsi multiplier les indicateurs qui s’entrecroisent et délimitent des frontières symboliques mouvantes.

• 41 Michel BOZON, « Des rites de passages aux premières fois, une expérimentation sans fin », Agora, 28 (...)

25Cette manière de procéder scande le temps comme les mutations des individus, fournit un cadre d’analyse de l’articulation des différents espaces de socialisation et permet de lire une structure dans l’apparente diversité des expériences concrètes. Mais elle pose plusieurs questions. D’abord, elle suppose de disposer d’un modèle théorique de l’enfance a priori, tant les classes d’âge et leurs seuils, frontières, limites et indicateurs peut être multiples. Quelle délimitation des âges choisir entre des critères biologiques, légaux, scolaires, relationnels, etc. ? Comment les combiner ? Dans quel espace social et sous quelles conditions ? Et surtout, pour quel modèle sociologique (et non développementaliste) de l’enfance ? Ensuite, cette vision structurale de l’enfance est confrontée au fait que certains rites de premières fois41 sont de nature très locale et que certaines scansions sont réversibles. Quel est alors le seuil à retenir ? Et si les calendriers sont différentiels, par exemple ente les filles et les garçons, entre les enfants de classes populaires et ceux de classes supérieures, entre les bons et les mauvais élèves (ce qui est l’apport de cette approche), comment rendre compte de manière lisible de cette multiplicité incompressible à l’intérieur des découpages en classes d’âges ? Ainsi, la littérature sur le sujet, qu’elle soit scientifique ou non, peut utiliser des catégories aussi diverses qu’enfant, ado-naissant, pré-adolescent, adolescent, post-adolescent, adulescent, etc.

• 42 Francis LEE, « Hollywood movies in East Asia: examining cultural discount and performance predictab (...)
• 43 Jans QVORTRUP, « Are children human beings or human becomings? À critical assesment of outcome thin (...)

26Le risque de normativité des analyses est grand dès lors que le réel est plus divers que les tendances majoritaires mises en évidence par la statistique, normativité qui émerge avec force dans les tentatives d’explications ou de correction des cas « aberrants » (trajectoires retardées, trajectoires contrariées ou divergentes par exemple). Ces normativités sont également légion dans le débat public : de nombreux discours vitupèrent ainsi les addictions médiatiques ou le rabais culturel42 de leurs contenus pour les jeunes. Là encore, le choix des indicateurs se révèle être un enjeu scientifique majeur, puisque ce sont par eux que seront mesurés et comparés les classes d’âges ainsi délimitées, leurs comportements supposément caractéristiques (ainsi que leurs marges) et que leur sera conférée une valeur sociale (par exemple l’autonomie culturelle). In fine, l’enjeu est de rendre compte du réel dans sa diversité en évitant autant que faire se peut le risque de réification de la division en classes d’âge43.

• 44 Claire BIDART, Maria Eugenia LONGO, Ariel MENDEZ, « Time and Process: An Operational Framework for (...)
• 45 Pierre MERCKLE et Sylvie OCTOBRE, « Les enquêtés mentent-ils ? Incohérences de réponse et illusion (...)

28Une des manières de saisir cette difficulté est de prendre au sérieux les incohérences de réponses longitudinales, là où souvent, ces incohérences sont traitées en termes d’erreur et de manque de fiabilité : désirabilité d’âge (dire qu’on est allé au cinéma seul alors que ce n’est pas le cas pour « faire grand » et oublier certains goûts jugés « trop bébé ») ou de genre (pour être conforme à la norme juvénile de sexe particulièrement forte à l’adolescence), erreur de mémorisation (oubli, confusion qui servent une recomposition mémorielle) peuvent expliquer ces incohérences. L’avancée en âge est constitutivement faite de cette part d’impermanence temporelle, justement parce que l’enfance, l’adolescence, la jeunesse sont des périodes de transformation sur la base des expériences passées mais également des expériences en cours, voire l’anticipation d’expériences à venir. Une telle approche incite à (re)considérer la dimension déclarative des informations saisies dans les questionnaires quantitatifs44. Ceci est d’autant plus nécessaire dans l’analyse des consommations et pratiques culturelles que leur usage à des fins de construction de soi est central dans l’avancée en âge, ce qui explique que les incohérences de réponse longitudinales concernant les consommations, pratiques et sorties culturelles soient parfois majoritaires et rarement aléatoirement distribuées 45.

• 46 Richard A.SETTERSTEN, « Becoming adult: meanings and markers for young Americans », in Marie C. Wat (...)

29Cette approche donne au temps une autre signification, non plus seulement métrique, scansion et succession, qui porte l’empreinte implicite de la norme développementaliste caractéristique du regard linéaire porté sur l’enfance et l’avancée en âge (sensible notamment dans le paradoxe de la précocité de l’injonction à l’autonomie et du retardement du passage à l’indépendance) mais somme d’expériences variées, parfois réversibles ou contradictoires. L’avancée en âge devient moins un phénomène chrono-biologique qu’une construction microsociale, variable en fonction des individus et de leur position dans l’espace social46.

• 47 Tony BENNETT, « Making Culture, Changing Society », Cultural Studies, 21(4-5), 2007, p. 610-629.
• 48 Hervé GLEVAREC et Michel PINET, « Principes de structuration des pratiques culturelles : stratifica (...)
• 49 Muriel DARMON, « Socialisation. Petite histoire d’un manuel », Idées économiques et sociales, 1 (19 (...)

32L’observation du grandissement via les consommations et pratiques culturelles contribue ainsi à ce que les Anglo-saxons ont nommé « un tournant culturel » qui réfute que la culture soit secondaire par rapport aux autres espaces de la vie sociale, insiste pour que soit reconnue la contribution du champ culturel à la constitution même de la société et des liens qui s’y tissent47 et fait de l’appartenance d’âge ou de génération des faits sociaux majeurs48. Elle contribue, de même, à une sociologie de la socialisation, c’est-à-dire à l’analyse du pouvoir instituant des pratiques et consommations sur les dispositions culturelles et, réciproquement, des dispositions sur les diverses formes de participation culturelle49.