Lorsqu’en 2013, Fleur Pellerin, ministre chargée de l’Économie numérique sous la présidence Hollande, lance le mouvement French Tech, il s’agit de reconnaître à des territoires une démarche avérée de soutien à l’entrepreneuriat et une capacité collective à faire singulièrement émerger des start-up technologiques du Web.
Le courant des start-up technologiques est ancien et profondément ancré dans la culture de la Silicon Valley des années 1950 O. Alexandre, La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde, Paris, Seuil, 2023.. Début 2010, les services Web dominants sont très largement impulsés par des entreprises américaines voire californiennes. Pour autant, il existe de très nombreux entrepreneurs français qui, dès le tout début des années 2000, développent et exécutent des concepts à l’avant-garde. On peut penser au réseau social Copains d’avant, au commerce électronique Cdiscount, aux forums de discussion sur le Skyblog, au courriel massifié avec CaraMail, à la vidéo avec Dailymotion, ou encore à la rencontre en ligne avec Meetic. Pour beaucoup de ces services, le passage à l’échelle mondiale n’aura pas lieu. Soit parce qu’ils sont rachetés et intégrés à des plus grands groupes, souvent américains ou étrangers, soit parce que le financement en capital-risque français pour ce type d’activité est immature. En un mot, la culture entrepreneuriale Web française est défaillante. L’État a pris tardivement la mesure de ce qui se joue mondialement ainsi que des transformations survenues avec Internet : de nouveaux usages et des dynamiques économiques innovantes. Ainsi, la French Tech est une sorte de « programme de rattrapage » et avant tout un projet politique qui a pour vocation de faire savoir au reste du monde des entrepreneurs du Web que la France compte et produit des start-up de valeur. Le coq en origami rouge deviendra le logo de cette équipe française de l’entrepreneuriat. L’arrivée au pouvoir du président Macron en 2017 ne fera que consacrer cette dynamique. Il revient alors aux territoires de s’organiser pour porter et partager cet emblème.
Dans ce contexte, l’émergence et l’évolution du projet French Tech à Nantes représentent un intérêt certain car l’ambition économique est profondément encastrée dans une réalité politique et géographique. Ce pragmatisme à la nantaise produit une incontestable réussite et s’adosse à la construction collective d’un récit autour de la ville entrepreneuriale. Cependant, un écosystème d’innovation s’accompagne aussi de défis à mesure que des tensions inhérentes à l’hyperdéveloppement apparaissent R. Suire, « The Innovation Complex: Cities, Tech and the New Economy », Métropoles no 31, 2022 ; Sh. Zukin, The Innovation Complex: Cities, Tech and the New Economy, New York, Oxford University Press, 2020. et la ville de Nantes n’y a pas échappé.
En 1987, Nantes connaît un choc économique majeur. Avec la fermeture du chantier naval et sa cascade de sous-traitants, la ville « perd sa boussole », se cherche et hérite d’une immense friche industrielle en son sein. On doit au maire de l’époque, Jean-Marc Ayrault, le projet qui marque encore aujourd’hui la bifurcation opérée vers la culture et l’art comme horizon social, spatial et économique. Plus largement, l’île de Nantes va faire l’objet d’une attention au long cours et bénéficier d’un projet de réaménagement d’ampleur. Une partie de ce territoire sera d’abord labellisée « campus des arts » avant de devenir, plus récemment, le « quartier de la Création ». C’est un glissement sémantique qui marquera aussi une inflexion dans la spécialisation du territoire. Non seulement Nantes veut offrir des évènements culturels de premier rang à ses habitants, mais elle va se doter aussi d’acteurs et d’outils pour produire de la culture. Ainsi, depuis les années 2000, ville et culture s’entrelacent. Le pragmatisme entre intérêt public, politique et privé prévaut. Cette histoire est largement documentée. Ce qui l’est moins, car plus récent, c’est le développement rapide du numérique qui l’accompagne.
Le tournant numérique nantais
Autour de quelques entrepreneurs pionniers du Web, Atlantic 2.0 voit le jour en 2008. Les trentenaires qui la constituent sont assez rapidement accompagnés par le politique et l’association s’installe au sein du quartier des Olivettes dans un bâtiment réaménagé. La Cantine numérique est inaugurée par les édiles en 2011 : le maire, Jean-Marc Ayrault, et le président de région, Jacques Auxiette, notamment. Ce tiers-lieu avant l’heure s’inscrit dans le réseau pionnier des Cantines numériques en France (Paris, Rennes, Toulouse, Toulon). Il met à disposition coworking, accompagnement et mise en réseau pour de (très) jeunes entrepreneurs. Plus largement, il s’agit de proposer une socialisation autour de la culture numérique que n’offrent aucunement les acteurs historiques de la technologie (technopolitains notamment). Le jeune président d’Atlantic 2.0, Adrien Poggetti, lui-même entrepreneur du Web, est l’actuel directeur de la Cantine numérique/French Tech et d’un vaste bâtiment totem, la Halle 6 est, localisé au sein du quartier de la Création. À l’échelle de l’Internet et à un poste aussi exposé, c’est une longévité remarquable.
La ville et ses élus vont investir sur cette jeune garde pour porter et accompagner le développement de la culture numérique à Nantes. Cela passera par des voyages pour apprendre et s’inspirer (San Francisco, Austin, Las Vegas, Paris, etc.) et par une subvention publique significative. Le Web (et plus largement le numérique), ce n’est pas exactement la culture ni les arts et Johanna Roland, élue maire en 2014 (elle était adjointe depuis 2008), va en faire l’un de ses axes de développement économique. À moins de quarante ans, l’édile peut ainsi poursuivre le déploiement d’activités créatives et entrepreneuriales avec une jeune génération. Cela lui permet aussi d’être en prise avec un réseau économique, qu’elle connaît peu, mais dont elle anticipe le potentiel. Car désormais, il s’agit d’inscrire Nantes dans l’équipe de France de la French Tech en obtenant le label « Métropole French Tech ». Elle entraîne avec elle un adjoint au numérique, Franckie Trichet, universitaire et entrepreneur très connecté au monde local du Web. La ville présente alors des atouts indéniables et suscite un imparable intérêt chez une catégorie d’entrepreneurs parisiens trouvant, à deux heures de Paris, une qualité de vie certaine, une offre culturelle dense et variée et des prix compétitifs. En cela, dès 2005, toutes les « cases » du modèle de Richard Florida R. Florida, The Rise of the Creative Class, Revisited, New York, Basic Books, 2002. sont remplies. La « classe créative Selon Richard Florida, l’économie et la culture sont étroitement liées. Les villes doivent donc créer des conditions favorables à l’épanouissement de ce qu’il appelle la « classe créative » pour stimuler l’innovation et favoriser le développement économique [NDR]. » trouve tout ce qu’elle cherche à Nantes : un territoire ouvert, une culture entrepreneuriale forte et un rapport décomplexé au monde des affaires. Avec huit autres métropoles, Nantes est labellisée « French Tech » lors de la première vague en novembre 2014.
Au sein de l’île de Nantes, l’aménagement doit désormais compter avec ces jeunes acteurs œuvrant entre technologie, Web et entrepreneuriat. En 2023, après les écosystèmes parisien et lyonnais, l’écosystème nantais du numérique et de l’innovation représente 28 000 emplois, la Cantine numérique propose un évènement annuel de trois jours qui mêle divertissement, socialisation et conférences. Le Web2Day est un festival tech qui, avec 10 000 participants, compte parmi les plus importants d’Europe (second en France après le Viva Technology parisien). Le célèbre South by Southwest d’Austin pourrait même en être un très lointain cousin. L’écosystème nantais, c’est aussi le cluster « quartier de la Création » qui regroupe Nantes Université, une école des beaux-arts, la Cantine numérique, un incubateur d’entrepreneurs d’art, la Creative Factory et un espace de restauration multiple (Magmaa Food Hall). En élargissant à peine, on trouve une grande variété d’écoles : de communication, de techniques de graphisme, de cinéma, de design, d’architecture et des incubateurs. Les chaînes de valeur de l’innovation numérique et d’une forme de création artistique sont donc bien couvertes. S’il reste à ce que l’alchimie opère au sein du collectif, le succès de l’ensemble est incontestable et installe Nantes dans le paysage des industries culturelles et créatives. Dans le fond, l’idée qu’il existerait un ADN nantais, une culture de l’entrepreneuriat et de l’expérimentation propre au territoire est partagée par nombre de parties prenantes. Même si la notion de « scène start-up nantaise À ce sujet, consulter le programme de recherche SCAENA, 2023. » n’est pas instantanée – au sens d’une identité immédiatement remarquable – culture, numérique et territoire font à l’évidence bon ménage à Nantes.
Les défis de demain
Les théoriciens des clusters ont montré à maintes reprises combien la proximité géographique ne suffisait pas pour produire du collectif. Autrement dit, il faut de l’engagement et des actions ciblées pour transcender les comportements individuels R. Suire, J. Vicente, « Clusters for life or life cycle of clusters: in search of the critical factors of cluster’s resilience », Entrepreneurship and Regional Development, vol. 26, no 1-2, 2014, p. 142-164.. La question « quand, qui et pourquoi ? » reste un défi.
Nantes est forte d’un savoir-faire évènementiel et c’est aussi par ce biais que s’initient des rapprochements dans le quartier de la Création E. Capron, R. Suire, P. Cohendet, L. Simon, « Local emergence and global diffusion of fields: (re)examining the role of events and places » [Working paper], Mosaic / HEC Montréal, 2023.. Entre autres choses, cela se fait au travers du festival de la créativité (Chtiiing !). Dans le même esprit, des relations à distance et des évènements joints cherchent à s’établir avec certains acteurs canadiens d’industries culturelles et créatives localisées à Montréal. De manière plus large, la recherche d’une vision partagée et des formes d’innovation que l’on peut (veut) coconstruire constitue une étape importante pour la structuration et la stabilisation d’un écosystème. Nantes en est à ce stade.
En second lieu, au développement rapide d’un écosystème d’innovation technologique et créatif vient s’ajouter toute une série d’effets externes que décrit parfaitement Sharon Zukin pour la ville de New York Sh. Zukin, op. cit.. Les tensions sur le marché foncier ainsi que des inégalités géographiques et économiques en accélération sont les revers d’un développement rapide et d’une attractivité forte. De plus, le télétravail, généralisé dans l’après-Covid, peut amplifier ces dynamiques sans que l’on sache toutefois encore bien les mesurer. Nantes n’échappe pas à tout cela, à commencer par la fièvre immobilière. Des prix élevés autour et sur l’île de Nantes établissent des barrières pour les classes moyennes ou pour les plus fragiles n’accédant pas à des tarifs subventionnés (la population étudiante par exemple). Par ailleurs, si les salaires sont en moyenne plus élevés dans les industries technologiques et numériques, il n’en demeure pas moins que, dans une ville au passé ouvrier marquée par de nombreux emplois de services, cela peut créer des fossés aux conséquences mal connues. La gentrification rapide de certains quartiers historiques et ouvriers en est l’une des manifestations tangibles (Rezé, République, Chantenay, Butte Sainte-Anne, Dalby, etc.). Si le projet culturel des années 1990 a très clairement, et avant tout, été conçu pour les Nantais, cela est beaucoup moins évident avec le projet numérique des années 2010 qui priorise l’attractivité et la monstration. Enfin, et en troisième lieu, se posera un jour la question d’une éventuelle alternance politique. La ville est gouvernée par le centre gauche depuis une trentaine d’années ; cette stabilité dans la stratégie, les hommes et les réseaux facilite la trajectoire de développement précédemment décrite. Rien ne dit qu’avec une alternance, n’apparaîtront pas des infléchissements, d’autres priorités et, bien évidemment, des changements d’acteurs.
L’alignement entre une volonté politique forte, des intérêts privés correctement appréhendés et des acteurs publics « au diapason » a malgré tout contribué à forger un pragmatisme local et à faire du territoire nantais une place forte de la culture et du numérique en France. Compte tenu d’un passé douloureux et d’un choc économique majeur au milieu des années 1980, cela demeure, à l’échelle des métropoles hexagonales, une réussite incontestable même si la gestion de ce succès et le partage équitable des gains doivent rester à l’agenda politique.
