Notre cas d’étude se situe à Boyle Heights, dans un quartier à l’est de Los Angeles qui a la spécificité de concentrer le plus grand nombre de logements sociaux de la ville. En 1996, Union de Vecinos, une association de défense des droits des locataires, et Ultra-red, un collectif dédié aux projets artistiques militants, s’associent pour contrer la démolition systématique des logements sociaux modernistes construits dans les années 1940 à Boyle Heights. Plusieurs programmes de démolition et de rénovation ont déjà largement transformé le paysage. Dans ce cadre, les deux associations entament un travail d’enregistrement de paroles et de sons pour garder une trace de cette lutte et des questions soulevées par la destruction des immeubles. Ce travail entame un long processus heuristique comprenant entre autres la construction d’objets sonores et l’invention de protocoles d’écoute. Cette trajectoire inventée par Union de Vecinos et Ultra red nous permet d’engager une réflexion sur la façon dont les processus de captation sonore questionnent et déplacent par l’écoute, la perception du milieu de vie. Comment l’enregistrement de « je-ne-sais quoi et des presque rien », pour reprendre la définition de l’ambiance sonore par Denise Pumain (2006), engrengent-ils la construction d’un outil de résistance ? Tout un pan de la recherche en sciences humaines et sociales a problématisé la dimension acoustique de l’expérience spatiale par la prise au sérieux des sons comme outil de connaissance (Augoyard, Torgue, 1995 ; Chion, 2018 ; Hamilton, 2010 ; Farge, 2009). Notre cas s’inscrit dans ce champ de réflexion, dans lequel la voix des habitants et le sens de leurs mots s’estompent pour inclure de façon plus large les sons du quartier dans leur ensemble. Il est également proche de questionnements musicologiques, tels qu’ils ont été ouverts dans les années 1960 et 1970 par des compositeurs comme Max Neuhaus et R. Murray Schafer dont l’objectif n’est pas tant celui de la représentation d’un milieu de vie ou d’une situation, mais plutôt l’exploration d’une ambiance sonore. L’intérêt de ce cas d’étude réside également en cela que ce processus de résistance initié à bas bruit, de façon peu cadrée et informelle, débouchera une vingtaine d’années plus tard sur la création du syndicat des locataires de Los Angeles (LATU), l’un des interlocuteurs importants dans la production urbaine et dans la lutte pour le droit au logement aux États-Unis. Il permet ainsi de révéler la fine articulation entre l’aspect vernaculaire et celui politique de la fabrique urbaine (Jackson, 1984) souvent traités de façon séparée ou antinomique. A travers l’enquête sur la place du sensible dans l’organisation des luttes de résistance contre la gentrification des quartiers d’habitation de Los Angeles, nous nous interrogerons plus généralement sur comment l’enregistrement et l’écoute collective d’une ambiance se construisent dans le temps comme outil d’action. Au-delà d’une valorisation et d’une mesure des qualités ambiantales d’un milieu de vie, comment la prise de conscience de cette dimension, à la limite de la matérialité, devient-elle un outil de lutte et de transformation urbaine ?