Avec une dizaine de publications académiques portant sur l’Arabie saoudite, dont six comme seule autrice, l’anthropologue Madawi Al-Rasheed s’est imposée comme une figure incontournable de la recherche sur la Péninsule arabique contemporaine et sur le royaume saoudien en particulier. De fait, elle fait partie de cette génération pionnière qui a jeté les bases de ce qu’il est désormais d’usage d’appeler « les études du Golfe » – que sa perspective critique continue d’enrichir. Professeure au King’s College de Londres avant de rejoindre, en tant que professeure invitée, la London School of Economics en 2013, Madawi Al-Rasheed a exploré diverses thématiques de recherche, de la politique tribale aux utilisations politiques de l’islam, en passant par l’étude des réseaux transnationaux, du genre et l’établissement de contre-histoires, avec toujours en guise de fil conducteur la question essentielle des dynamiques entre pouvoir et société. En lui donnant la parole dans Mondes arabes, nous avons voulu retracer un parcours singulier qui mêle trajectoire personnelle et histoire collective, recherche individuelle et événements politiques qui déterminent cette dernière et la dépassent aussi. Dans cet entretien, Madawi Al-Rasheed revient, avec lucidité, sur son triple positionnement, atypique et complexe : descendante d’une dynastie illustre – vaincue mais respectée des Saoud – et ainsi exposée d’emblée aux enjeux du politique, femme travaillant sur les milieux masculins de l’islam (politique) – et confrontée au caractère tout autant genré des cercles d’experts géopolitiques ou de l’université britannique – et enfin exilée qui ne cesse d’interroger son terrain confisqué. Elle consacre ses premières recherches au fonctionnement politique de la dynastie tribale des Al-Rashid. Par la suite, c’est en déplaçant son terrain partout où il lui est accessible, dans le monde arabe, mais aussi, spécifiquement, à Londres, qu’elle peut poursuivre ses recherches ethnographiques et aborder des objets d’étude comme le religieux, le genre et l’autoritarisme, en les saisissant dans leur dimension locale comme internationale – et dans leur interaction comme c’est le cas, par exemple, de la dialectique actuelle entre réforme et répression en Arabie saoudite. Étudier ici les acteurs de là-bas est pour elle une manière de remédier à la distance entre elle et son pays. En cela, sa trajectoire ainsi que ses recherches posent de manière stimulante la question du terrain ici et ailleurs et des frontières entre insider/outsider, regard initié ou étranger. D’ailleurs, si travailler sur l’Arabie saoudite s’est imposé à elle comme une évidence, Madawi Al-Rasheed tire de ce fait matière à réfléchir sur les chercheurs et chercheuses en études aréales qui résistent pour n’être pas vus comme informateurs plus que penseurs. La trajectoire de Madawi Al-Rasheed est aussi marquée par son engagement civique, et son refus de céder aux sirènes d’une recherche trop complaisante. Ayant fait le choix de devenir une personnalité influente du débat public, y compris dans les médias à grande audience, elle met, depuis peu, la responsabilité scientifique dont elle s’est sentie investie tout au long de sa carrière de chercheuse, au service d’un nouvel engagement politique.