Introduction. La disparition des vertébrés frugivores indigènes et les invasions biologiques ont des conséquences délétères sur le fonctionnement des forêts indigènes insulaires, notamment dans les Mascareignes. Face à ce constat, des expérimentations de terrain associant semis directs et lutte contre les invasions ont montré de bons résultats pour restaurer le recrutement de quelques espèces ligneuses, parfois dans des végétations envahies. Le projet ECOFORRUN a pour but de poursuivre ces travaux en semant 36 espèces indigènes dans un large dispositif expérimental, premier en son genre dans l’archipel ; il teste l’influence de 5 facteurs sur notre capacité à diversifier la régénération de la forêt tropicale humide : (i) le site, (ii) l’ouverture du milieu (‘ouvert’, ‘intermédiaire’, ‘sous-bois’), (iii) la gestion des plantes invasives (‘coupe initiale’, ‘arrachage initial’, ‘arrachage initial + contrôle de la repousse’), (iv) la dératisation et (v) les types de semis directs (4 groupes de taille de graine et 2 niveaux de richesse). Ce dispositif expérimental permet ainsi d’intégrer des espèces avec une disponibilité en graines plus faible et une dizaine d’espèces menacées qui sont majoritairement des grands arbres de la canopée.

Méthodes. L’expérimentation est localisée dans les corridors forestiers de Saint-Philippe vers 300 m d’altitude à deux sites (Béloni, Le Tremblet). Les collectes de fruits sont réalisées dans le secteur, principalement entre novembre et janvier 2022 ; les graines sont préparées peu avant les semis directs (pulpe enlevée, dormance éventuellement levée). Après la caractérisation de l’état initial des communautés de plantes, la lutte contre les plantes invasives sur 2000 m² mobilise des chantiers participatifs entre novembre et mi-décembre 2021 ; le dispositif de suivi, constitué de 288 placettes de 2,5 m², est ensuite installé et des prélèvements de sol réalisés. La dératisation de la moitié du dispositif commence à la mi-novembre 2021 (i.e. un mois avant le début des semis directs) et s’achève en février 2022 (i.e. un mois après la fin des semis). Après l’installation initiale, la repousse des plantes invasives est contrôlée dans 1/3 du dispositif en septembre 2022 et en mars 2023 ; parallèlement, 2 principaux suivis sont réalisés et consistent pour chaque espèce à (i) compter les plantules indigènes des régénérations assistée et spontanée, (ii) estimer le recouvrement des plantes invasives et (iii) mesurer la hauteur maximale. Les analyses sont divisées en 3 grandes parties estimant l’impact des facteurs testés sur (1) la diversité spécifique des placettes, (2) la performance des espèces ligneuses indigènes (semées ou spontanées) et (3) la repousse des plantes invasives (pour la coupe initiale et l’arrachage initial uniquement).

Résultats. (1) Les semis directs accroissent la diversité spécifique d’autant plus que la taille de graine des assemblages semés est élevée : en sous-bois et en milieu intermédiaire, la diversité de la régénération est très élevée et élevée dans les placettes de semis à grosses (‘GG’) et moyennes (‘MG’) graines, respectivement ; à l’inverse, les placettes de semis à petites graines (‘PG’) peuvent quasiment être considérées comme des témoins de la régénération spontanée tant les semis ont mal fonctionné, et ce, quelle que soit l’ouverture du milieu. En milieu ouvert, les semis directs ‘GG’ et ‘MG’ montrent des résultats étonnamment bons au Tremblet (malgré des indicateurs de sols peu favorables) tandis qu’à Béloni, les résultats sont très mitigés probablement en raison de conditions abiotiques beaucoup plus difficiles (petite saison sèche !). La gestion des plantes invasives a un impact un peu moindre sur la diversité, c’est surtout en milieu ouvert que la coupe initiale a un fort effet négatif ; l’arrachage-contrôle a un effet positif faible par rapport à l’arrachage initial. Enfin, la dératisation ne montre pas d’impact notable.
(2) Quinze mois après les semis, les taux de levée des 36 plantes indigènes sont d’autant plus élevés que la masse de graine est importante ; les espèces menacées montrent des taux particulièrement encourageants. Parmi les 46 espèces indigènes qui régénèrent spontanément, ce sont les plantes ‘MG’ qui lèvent le mieux ; on note de rares exceptions chez les plantes ‘GG’ au pied de semenciers en sous-bois et chez les plantes ‘PG’, l’explosion de Dodonaea v. en milieu ouvert à Béloni. En effet, les plantes ‘PG’ lèvent très peu dans l’ensemble quelles que soient l’ouverture du milieu et la gestion des plantes invasives. Pour les 42 espèces indigènes analysées, la hauteur maximale des plantules est là encore d’autant plus grande que la taille de graine est élevée ; trois espèces semées ‘GG’ et menacées sont par exemple dans le quatuor de tête. Comme attendu, la plupart des plantes ‘GG’ et ‘MG’ croissent plus vite en sous-bois et en milieu intermédiaire qu’en milieu ouvert. En milieu ouvert, plusieurs espèces ‘GG’ et ‘MG’ a priori pionnières croissent plus vite comme attendu, mais diverses espèces a priori dryades y sont également capables de bonnes performances dans la modalité arrachage-contrôle. L’arrachage-contrôle a dans l’ensemble un effet positif plus fort sur la hauteur maximale des plantules que sur les autres réponses testées ci-dessus. Dans les placettes envahies, de multiples plantules indigènes sont néanmoins capables de se maintenir voire de croître doucement, ce qui souligne le besoin de poursuivre les suivis dans les années à venir.
(3) La reprise des plantes invasives est comme attendu fortement modulée par l’ouverture du milieu : en milieu ouvert, leur reprise est forte aux deux sites, tandis qu’en milieu intermédiaire, elle n’est forte qu’au Tremblet où la canopée indigène est plus ouverte qu’à Béloni. Aux deux sites, on note des changements compositionnels de plantes exotiques difficilement prédictibles avant l’arrachage initial, avec des niveaux de virulence extrêmement variables selon les espèces.

Synthèse. Les semis directs de plantes ligneuses ‘GG’ et ‘MG’ avec une forte limitation de la dispersion permettent une remarquable diversification des communautés de plantules en forêt tropicale humide, avec une contribution considérable de multiples espèces menacées. Nos résultats montrent que les rats sont une menace mineure pour la régénération aux sites d’études, mais les autres facteurs testés agissent souvent en interaction, ce qui complique les préconisations. En sous-bois, nos travaux ouvrent des perspectives de diversification de la régénération à large échelle avec des protocoles relativement simples, pour peu qu’on dispose de la capacité à collecter et transporter de grandes quantités de graines. C’est dans les milieux plus ouverts que les choses se compliquent après les semis : par exemple, nos résultats sont étonnamment bons pour la modalité arrachage-contrôle au Tremblet, tandis que les conditions abiotiques drastiques ont empêché la levée voire mené à une forte mortalité des plantules à Béloni ; de même, si dans des milieux fortement envahis, l’intérêt de l’arrachage initial est évident, le caractère difficilement prédictible de la repousse des plantes exotiques implique un suivi et une gestion en adéquation. Nous devrions notamment considérer certaines espèces exotiques comme des alliées potentielles dans de futurs projets de restauration, tout comme nous considérons certaines fougères indigènes comme des plantes invasives dans la présente expérimentation.
Contrairement à la plupart des plantes ‘GG’ et ‘MG’, les semis directs de plantes ‘PG’ ne peuvent restaurer significativement la régénération de ces espèces, ce qui n’est pas surprenant étant donné que ces plantes bénéficient encore de niveaux intéressants de dispersion. La quasi-absence de régénération spontanée de plantes anémochores à petites graines malgré des conditions de lumière maintenues adéquates montre indéniablement que de puissantes limitations post-dispersion sont à l’œuvre. L’allélopathie rémanente dans les sols et/ou l’invasion de micro-organismes pathogènes constituent probablement les pistes de recherche les plus pertinentes. Démêler ces limitations dans un avenir proche pourrait permettre de restaurer la régénération de multiples plantes indigènes à petites graines, comme nous le faisons avec succès pour les espèces ayant perdu leurs disperseurs.