Contexte et objectifs du projet Les violences dans les relations amoureuses (VRA) représentent un véritable problème de santé publique. Elles sont définies comme « tout comportement au sein d’une relation intime qui cause un préjudice ou des souffrances physiques, psychologiques ou sexuelles, aux personnes qui sont [impliquées] dans cette relation, y compris des actes d’agression physique, de la coercition sexuelle, de la violence psychologique et des comportements autoritaires ou tyranniques » (OMS, 2012, p. 11). Les VRA peuvent se manifester sous de multiples formes : psychologique, physique, sexuelle ou cyberviolence. Les jeunes (adolescents et adultes) sont particulièrement concernés par cette problématique. La revue de la littérature européenne de Tomaszewska et Schusterchez (2021) indique que les taux de prévalence chez les 10-20 ans varient pour : (i) la violence psychologique de 19% à 96% pour la victimisation et de 20% à 97% pour la perpétration ; (ii) la violence physique de 5% à 33% pour la victimisation et 4% à 46% pour la perpétration et (iii) la violence sexuelle de 6% à 41% pour la victimisation et 1% à 44% pour la perpétration. S’ajoutent à ces niveaux de prévalences élevés des dynamiques spécifiques : symétrie de genre (garçons/filles autant victimes qu’auteurs, excepté pour la violence sexuelle), bidirectionnalité (victime ⟷ auteur) et formes de VRA associées entre elles (co-occurrence). Les conséquences des VRA sont nombreuses, et bien identifiées, tant à court qu’à long termes : dégradation de l’estime de soi, troubles anxio-dépressifs, conduites addictives et/ou suicidaires, répercussions dans les relations interpersonnelles ultérieures, etc. Selon une approche écologique et systémique, elles peuvent être causées par une interaction complexe de facteurs multiples à différents niveaux : (i) individuel et relationnel (antécédent de maltraitance au cours de l’enfance, faible soutien parental, adhésion aux stéréotypes de genre, faibles Compétences PsychoSociales - CPS, etc.) et (ii) communautaire et sociétal (faible statut socio-économique, stéréotypes de genre véhiculés par le système, etc.). De plus, le fait d’être ou avoir été victime de VRA est un facteur de risque important de revictimisation ou de perpétration à l’âge adulte. En matière de prévention, les politiques publiques insistent sur la nécessité d’adopter des stratégies actives et de dépasser la simple diffusion d’information afin de changer durablement et efficacement les comportements de santé. Les actions ponctuelles, non inscrites dans une continuité de programme ne sont pas efficaces en termes de stratégie de « prévention santé » (Bantuelle & Demeulemeester 2008). La prévention des VRA doit , de plus, s’inscrire dans une approche globale de promotion de la santé en s’appuyant sur des données probantes et le développement des CPS. Actuellement, en particulier en France, il existe peu de programmes de prévention universelle des VRA probants, c’est-à-dire ayant fait les preuves de leur efficacité. Safe Dates (Foshee et al., 2005 ; Foshee et al., 1996) est l’un des programmes ayant montré une efficacité en termes de prévention des comportements violents chez les jeunes. Ce programme a été adapté au contexte francophone suisse sous l’intitulé Sortir Ensemble & Se Respecter (SE&SR) (de Puy et al., 2016 ; Minore & Hofner, 2013). SE&SR-Suisse est un programme de prévention des VRA qui s’adresse aux jeunes de 13 à 25 ans. Il se décline en neuf séances d’1h15 (avec des adaptations possibles) et emploie des stratégies reconnues en éducation pour la santé, notamment le développement des CPS. Il a pour objectifs de : (i) prévenir, identifier et nommer les VRA chez les jeunes ; (ii) encourager les jeunes à des changements d’attitudes et de comportements ; (iii) les amener à activer des CPS ou à en acquérir de nouvelles ; (iv) leur permettre de mieux soutenir leurs pairs. La pédagogie de SE&SR est active. Des outils et des situations concrètes sont expérimentés comme des scènes de la vie quotidienne, des jeux de rôle ou de positionnement dans l’espace qui suscitent des échanges et des discussions dans le respect des opinions de chacun. Le temps qui sépare chacune des séances de SE&SR (idéalement d’une semaine) permet aux jeunes de réfléchir aux problématiques abordées, éventuellement d’expérimenter de nouveaux modèles et d’en rediscuter. À l’heure des programmes probants, la France ne dispose pas actuellement de programme de prévention des VRA. Ce programme SE&SR-Suisse a donc fait l’objet d’un projet pilote pour être expérimenté en région Centre-Val de Loire (CVDL) sur un échantillon de jeunes Français. Les objectifs intermédiaires étaient de : -Développer une étude préalable d’applicabilité et de transférabilité du programme SE&SR du contexte suisse au contexte français. -Éprouver l’expérimentation du programme SE&SR-Suisse. -Évaluer le processus, les résultats et l’impact du programme SE&SR, et proposer des recommandations d’adaptation du programme SE&SR-France à la lumière de ces résultats. -Vérifier la transférabilité du programme SE&SR. -De compléter le protocole suisse en termes d’évaluation. -De comparer les résultats franco-suisses. Afin de répondre à ces objectifs, quatre questions d’évaluation ont été formulées : (Q1) Quelle est la satisfaction des jeunes et des professionnels des structures accueillant les jeunes à l’égard du programme ? ; (Q2) Quels sont les effets à court/moyen terme du programme chez les jeunes ? ; (Q3) A quelles conditions, dans quel contexte et selon quelles modalités d’implantation le programme semble le plus efficace ? ; (Q4) Le programme est-il applicable et transférable du contexte suisse au contexte français ? Méthodologie utilisée L’expérimentation de SE&SR s’est déclinée en trois volets sur 18 mois (décembre 2021 à mai 2023). Volet° 1 - Étude de faisabilité en vue de transférer le programme SE&SR du contexte suisse vers le contexte français (avec la région CVDL comme lieu d’expérimentation). Cette étude a permis de faire une description de l’intervention en identifiant les fonctions clés et a permis de formuler des commentaires d’applicabilité et de transférabilité. La théorie d’intervention, la grille ASTAIRE et la démarche fonctions clés, implémentation, contexte (FIC) ont été les outils mobilisés pour réaliser ce travail. Volet° 2 - Expérimentation du programme SE&SR en région CVDL dans cinq structures accueillant des jeunes de 13-25 ans, (1) le lycée général Camille Claudel à Blois (Loir-et-Cher ; 64 jeunes de classe de seconde rencontrés sur six séances de deux heures), (2) le collège Pablo Neruda (Indre-et-Loire ; 91 jeunes de quatrième rencontrés sur sept séances de 55 minutes et une séance d’1h30), (3) la Maison Familiale et Rurale Val de Manse (Indre-et-Loire ; 10 jeunes volontaires de terminale agricole rencontrés sur six séances de deux heures), (4) le lycée professionnel les Charmilles (Indre ; 17 jeunes de première rencontrés sur six séances de deux heures), et (5) la mission locale de Bourges (Cher ; 16 jeunes rencontrés sur cinq séances de deux heures). Volet° 3 - Évaluation de processus, de résultats, d’impact et valorisation des résultats. L’évaluation de processus a été menée en transversal, tout le long du projet, afin de suivre la mise en œuvre du programme à partir d’un « carnet de bord ». L’évaluation de résultats et d’impact a été réalisée à partir de : Données quantitatives, obtenues lors la diffusion de trois questionnaires auto-administrés : (T1) préprogramme (c’est-à-dire avant l’expérimentation) ; (T2) post-programme immédiat (à la suite de l’expérimentation) et (T3) post-programme différé (à 4/6 mois de l’expérimentation). Chaque questionnaire investiguait : (i) les stéréotypes de genre, évalués par trois dimensions issues des travaux des suisses, les normes de masculinité légitimant la violence, les normes sociales égalitaires et la justification des VRA, et par l’échelle de justification du système spécifique au genre (Verniers & Martinot, 2004) ; (ii) les CPS mesurées par l’échelle de compétences sociales (Simar et al., 2020) et par huit items évaluant des CPS spécifiques ciblées par SE&SR (e.g., recherche d’aide) ; (iii) les VRA agies et subies évaluées par l’échelle révisée des stratégies de conflits conjugaux (Lussier, 1997) et six items de cyberviolence. Cent quatre-vingt-quatre jeunes de 13,8 à 24,4 (Mage = 16,0 ; 44% de filles) ont complété le premier questionnaire et ont été suivis lors des deux temps suivants. Données qualitatives, obtenues par la réalisation de dix focus groups : cinq auprès de jeunes volontaires ayant reçu le programme (28 jeunes rencontrés ; 39,3% de filles) et cinq auprès des équipes ressources (10 professionnels rencontrés, 90,1% de femmes). Principaux résultats obtenus En termes de connaissances, ce projet a contribué premièrement, à rendre accessible les process d’applicabilité et de transférabilité de programmes probants en contexte français. L’étude réalisée a permis d’identifier dix fonctions clés du programme SE&SR (soit le « squelette » de l’intervention) agissant au niveau individuel et au niveau des milieux de vie (Cherrier et al., en révisions). Ensuite, l’analyse des données quantitatives a permis de disposer de données sur les VRA chez des jeunes (13-25 ans) en France. Les taux de prévalence des VRA obtenus au sein de cette étude sont : pour (i) la violence psychologique subie, de 67,3% pour les garçons et 57,1% pour les filles, et pour celle agie de 59,6% pour les garçons et 65,7% pour les filles ; (ii) la violence physique subie, de 30,8% pour les garçons et 28,6% pour les filles, et pour celle agie de 25% pour les garçons et 22,9% pour les filles ; (iii) la cyberviolence subie, de 63,5% pour les garçons et 65,7% pour les filles, et pour celle agie de 59,6% pour les garçons et 57,6% pour les filles et (iv) la violence sexuelle subie de 14,3% pour les garçons et 31,2% pour les filles, et pour celle agie de 19% pour les garçons et aucune violence sexuelle agie par les filles. Les résultats ont montré qu’il y avait une symétrie de genre (excepté pour la violence sexuelle), ainsi qu’une bidirectionnalité des VRA. En termes d’action de santé publique, l’expérimentation de SE&SR a permis de : (i) vérifier au préalable l’applicabilité et la transférabilité du programme du contexte suisse au contexte français (question d’évaluation Q4) ; (ii) expérimenter le programme auprès d’un échantillon de 198 jeunes de 13 à 24 ans en région CVDL ; (iii) évaluer le processus, les résultats et l’impact du programme ; (iv) compléter le protocole suisse en termes de méthode d’évaluation et (v) réaliser une comparaison des résultats franco-suisse pour attester de la transférabilité du programme de la Suisse à la France (Q4). Plus précisément, le troisième point qui concerne l’évaluation et les résultats a permis de montrer que : (iii.i, Q1) le programme est apprécié, perçu comme utile et efficace tant par les jeunes que les professionnels des structures ; (iii.ii, Q3) sa mise en œuvre est possible en contexte français dans des structures scolaires et hors scolaires et que la flexibilité est essentielle à son efficacité ; (iii.iii, Q2) le programme, diminue de manière significative à court/moyen terme, les stéréotypes de genre et les attitudes à l’égard de la violence, augmente les CPS (notamment la demande/recherche d’aide), augmente les connaissances des VRA (notamment les signaux d’alarme) et diminue à court terme la violence psychologique agie et la violence physique subie uniquement chez les garçons. Impacts potentiels de ces résultats et perspectives pour la décision publique Ce projet d’expérimentation permet de fournir aux politiques publiques un programme de prévention des VRA aux résultats probants. Cinq recommandations à destination des professionnels ou des politiques publiques ont été formulées : (1) Ancrage de SE&SR dans la structure accueillante (e.g., vérifier la faisabilité, permettre la flexibilité). (2) Mise en œuvre de SE&SR (e.g., cinq à six séances de deux heures en respectant les principes d’éducation pour la santé). (3) Avoir « l’esprit de SE&SR » (e.g., posture empathique, considérer les formes multiples des VRA et leurs dynamiques). (4) Maintenir la qualité et la cohérence de SE&SR (e.g., des contenus « clés », utiliser les outils ludiques et variés). (5) Se former au programme SE&SR (e.g., pour travailler en équipe, être à l’aise avec le programme). En termes de perspectives, nous souhaitons disséminer le programme en France à travers : (i) une formation d’animateurs à SE&SR et formation de formateurs ; (ii) l’exercice d’une coordination de SE&SR pour la France ; (iii) la poursuite des travaux d’évaluation en association avec les équipes de recherche impliquées dans le projet.