Rien de plus éloigné que la façon dont Merleau-Ponty et Deleuze abordent l’œuvre de Proust. Pour Merleau-Ponty, Proust est un alter ego de tous les moments, en prise permanente sur toute la durée de sa vie et de sa pensée, depuis ses premiers ouvrages : c’est par la profondeur que le philosophe plonge en Proust, et c’est avec lui qu’il ne cessera de penser, jusqu’aux dernières pages du brouillon du Visible et l’Invisible, interrompu par sa mort en 1964. Le Proust de Deleuze est à l’inverse un Proust intermittent, sporadique, inconstant, hors sujet à tous les niveaux – du plus scolaire au plus "chaosmique" : c’est par des « secousses » différenciées que le philosophe convoque Proust, dans Proust et les signes bien sûr, mais surtout par d’innombrables allusions parsemées partout dans son œuvre, de façons parfois presque opposées au fil du temps. Ce que Deleuze appelle l’« étrange plasticité du narrateur » conduit donc à des appropriations radicalement différentes /le philosophe de la chair et du sensible/ et /celui des intensités et des plateaux/ : lente infusion et sédimentation pour Merleau-Ponty, noces contre-nature pour Deleuze. Par-delà un fonds commun qui sera tout d'abord évoqué, c’est donc bien de trafics dont il sera question, ces trafics qui engagent la réflexion vers l’un et l’autre, vers la relation philosophique et non le système clos, vers le "commerce". Cette notion de commerce renvoie à ce qui est interlope et secret, parfois à soi-même clandestin; commerce aussi au sens du XVIIIe, qui renvoie à la relation orale, aux échanges de paroles, mais aussi à la relation amoureuse : les trafics de Proust orientent vers une érotique des pensées, même si les accouplements s’avèrent totalement différents chez Merleau-Ponty et chez Deleuze.