Depuis les années 1980, une littérature importante a été produite sur le geste musical et les lutheries numériques. Il existe maintenant de nombreuses publications aussi bien sur la capture et l'analyse du geste que sur les nombreux instruments numériques développés par les compositeurs ou les performeurs. Toutefois, force est de constater que la musicologie tarde à faire de ces deux questions un objet central de réflexion. Le geste sur les lutheries numérique est généralement étudié à travers cinq approches : 1. artistique, par une description minutieuse des étapes de fabrication de la lutherie, du développement des logiciels, des possibilités de jeux et des usages par les compositeurs ou les performeurs ; 2. acoustique, à l'aide d'une étude fonctionnelle des gestes mis en œuvre pour produire un résultat précis. Cette approche se heurte à un problème, celui de la définition des observables : le geste est difficile à définir, à segmenter et à faire entrer dans une théorie compositionnelle hiérarchique ou hétérarchique ; 3. informatique , en étudiant, d'une part l'affordance de l'interface – l'usage et les gestes suggérés par l'objet – et, d'autre part la composition de la boîte noire responsable de coupure entre geste et son, souvent résumé à une chaîne de trois étapes : capteur/interface → mapping → générateur ; 4. sociologique, en focalisant l'étude sur les actions du musicien, ses interactions avec les autres artistes et professionnels engagés dans l'acte artistique ou appartenant à la même communauté, au même monde de l'art, voire avec le public pendant la performance. Malheureusement, cette approche laisse bien souvent de côté ce qui constitue l'objet musical. Howard Becker posait la question de savoir comment étudier le domaine artistique sans pouvoir en définir sa nature , l'analyse musicale permet justement d'étudier précisément la nature d'une performance ; 5.musicologique, en attachant l'instrument à une théorie musicale , éventuellement en prenant en compte les usages créatifs favorisant l'exploitation des extrêmes ou des détournements, comme par exemple les modes de jeu qui peuvent provenir d'une exploration expérimentale des interfaces ou d'une intégration de techniques issues d'autres cultures. Deux dimensions sont généralement absentes de ces études. La première concerne une approche analytique permettant de comprendre la nature de l'objet musical créé lors de la performance en relation avec l'instrument . De par sa nature interdisciplinaire de ce type de recherche est très difficile à mener, elle nécessite généralement une parfaite connaissance du corpus musical et des technologies mises en œuvre en les replaçant dans les esthétiques qui sont à l'origine de la démarche des artistes. La deuxième dimension concerne une approche scientifique globale et systémique. Les études publiées font la part belle à une vue informée de l'intérieur du processus créatif – la présentation de l'artiste, du réalisateur en informatique musicale – ou d'une part réduite de la chaîne de création de l'objet musical – la typologie des gestes, l'étude du mapping informatique ou la réception de la performance par le public. Toutefois, aborder l'étude du geste dans sa globalité, ce que je nomme la chaîne gestuelle ou le catena de gestes , peut paraître illusoire. Et pourtant, c'est bien l'objet de la musicologie que de s'attaquer à des problèmes dans leur globalité en réunissant la part artistique de la création tournée vers l'expérience esthétique et le partage d'un savoir-faire, la part non scientifique de la recherche musicale concernant les savoirs empiriques non formalisés et la part scientifique de la musicologie obéissant à une possible réfutabilité et à une reproductibilité des expériences. Cette musicologie s'inscrit, d'une part dans une démarche systématique et, d'autre part dans la pratique de la recherche-création , c'est une musicologie interdisciplinaire, « générale » comme la nomme Jean-Jacques Nattiez . Lutherie numérique, instrument numérique, instrument électronique, outils numériques, dispositif interactif, interface, instrument augmenté, etc. : autant de termes pour désigner une réalité complexe qu'il serait vain de vouloir comprendre par une démarche de réduction, de catégorisation, voire d'épistémé. Ces termes sont indissociables d'une multitude de pratiques technologiques et musicales écrites ou improvisées, d'un espace dans lequel la technologie et l'art partagent leurs méthodes. La variété des termes utilisés dénote aussi la fragilité d'un ensemble de pratiques qui ne se sont pas encore fixées ou, pour le moins, n'ont pas encore été l'objet de suffisamment d'études pour qu'un vocable reconnu par tous émerge comme référence. Dans les deux parties de ce chapitre, j'aborde cette thématique à travers deux facettes : l'objet numérique instrumental et la réalité complexe du geste musical. Ce sont deux faces d'une même réalité qui visent à circonscrire le geste-action et l'acte sémiotique dans son ensemble.