La préoccupation de l’espace est centrale dans le travail artistique qui conduit Malevitch au suprématisme, tout comme dans sa réflexion théorique sur la peinture sans-objet. L’espace de la toile doit accueillir des « formes vivantes », mais il ne peut le faire qu’en s’opposant aux lois de l’espace physique, à ces caractéristiques très marquées du monde matériel que sont le poids des objets, la pesanteur, la gravité. Cet article s’intéresse à quelques situations pragmatiques qui ont mis Malevitch au défi de penser l’espace au-delà du tableau, dans la circulation des corps et des images : la salle d’exposition, la rue, la ville. À travers quelques études de cas et de textes portant sur l'art, mais aussi sur l'architecture ou l'affiche, il s’agit de voir comment Malevitch pense et expérimente ce qui semblerait à première vue étranger à ses postulats théoriques, soit le monde vécu, avec ses objets, pesanteur, matérialité. Loin d’aboutir à des compromis ou à des impasses, ces situations de confrontation sont pour Malevitch l’occasion d’approfondir, d’élargir, de préciser sa pensée et sa pratique. Cet article soutient que le travail de Malevitch ne refuse pas le monde réel au nom d’une métaphysique mais, mû par une grande curiosité intellectuelle et plastique, dialogue sans cesse avec ce monde, ses imperfections, ses contraintes.