Cet article vise à apporter un point de vue nouveau sur le fonctionnement des droits fondamentaux dans les systèmes juridiques modernes, au moyen d’une analogie historique. Le problème de départ est celui de l’interprétation de notre situation historique, en tant que celle-ci est saturée par les idéaux jumeaux du constitutionnalisme et de l’État de droit. Aujourd’hui, la position par défaut des juristes est qu’il est souhaitable qu’une riche gamme de droits soient garantis aux niveaux constitutionnel et conventionnel, et placés sous la protection d’organes spécifiques. Le paradigme des droits est pour ainsi dire le bain culturel dans lequel baignent les étudiants depuis une trentaine d’années. La comparaison proposée vise précisément à rendre un peu de relief et d’étrangeté à ce moment historique dans lequel nous sommes plongés, en rapprochant deux époques lointaines. La première est l’époque dite « classique » du droit canonique, qui s’étend de la fin du XIe siècle au début du XIVe siècle. Durant cette période en effet, sous l’action puissante et continue de la papauté romaine, un droit d’essence religieuse a transformé en profondeur et unifié les droits des royaumes européens. Le second terme de la comparaison est la période d’enracinement et de diffusion progressive de l’État de droit en Europe à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à son triomphe au tournant du millénaire. Il s’agit ainsi de rapprocher deux époques séparées l’une de l’autre par sept à neuf siècles, afin de comparer deux dynamiques d’unification du droit en Europe. Ces deux dynamiques présentent en effet des traits communs frappants : elles sont en grande partie le produit de structures juridictionnelles spécialisées et transnationales ; et elles se sont opérées sous l’effet d’un droit d’une nature tout à fait originale – nature religieuse dans le cas médiéval, nature philosophique dans le cas contemporain, mais dans les deux cas, un droit d’une nature intensément moralisante. En outre, ces traits communs dessinent, au-delà des deux dynamiques d’unification du droit, les deux structures qui rendent ces dynamiques possibles. Il existe en effet dans les deux cas une division fondamentale du système normatif européen entre, d’une part, un droit que l’on qualifiera simplement de droit des principes, réceptacle des aspirations morales et spirituelles les plus hautes de l’époque, et d’autre part un droit technique et utilitaire (le droit civil au sens large) qui répond aux besoins organisationnels des sociétés européennes, au XIIe siècle comme aujourd’hui. Le fait le plus frappant est que dans les deux cas, droit canonique classique comme droits fondamentaux, le droit des principes est bien du droit, c’est-à-dire qu’il a une positivité qui lui est apportée par l’existence d’une sanction sous la forme d’un réseau d’institutions juridictionnelles qui lui sont dédiées. En dernière instance, donc, la comparaison historique proposée dans cet article consiste en une analogie structurale entre l’époque classique du droit canonique et l’époque contemporaine du constitutionnalisme et de l’État de droit. Elle vise à poser la question : l’Europe a-t-elle retrouvé, à travers la dynamique contemporaine de protection des droits fondamentaux, une structure fondamentale de son système normatif caractérisé par la division entre un droit (positif) des principes et un droit de l’utile, et par la transformation continue du second par le premier ?