L’histoire des origines de l’Homme est pavée de nombre d’idées préconçues et de mythes auxquels il est difficile de s'opposer, car ils sont souvent soutenus par les médias. À la fin des années 1990, il a été largement diffusé dans la littérature scientifique que les caractéristiques des chimpanzés étaient primitives et celles des humains évoluées, soutenant l'idée que le chimpanzé était un bon « prototype » du dernier ancêtre commun, une hypothèse également soutenue par la représentation linéaire de l'évolution humaine. Il n'était pas rare de voir des reconstitutions de nos ancêtres ressemblant à des chimpanzés bipèdes. Il était largement accepté dans le domaine que l'homme était originaire d'un environnement de type savane, que la divergence entre les chimpanzés et les humains avait eu lieu entre 4 et 6 millions d'années, que l'ancêtre commun aurait eu des dents de chimpanzé et qu’il se serait déplacé comme lui sur l’articulation des phalanges antérieures repliées (knuckle-walking). En effet, dans un livre consacré aux grands singes, Wrangham & Pilbeam (2001) ont conclu: « 6 mybp ancestors…would have been thin-enamelled, knuckle-walking and females would have black body coats »! (les ancêtres qui ont vécu il y a 6 Ma auraient possédé des dents à émail fin, se seraient déplacés comme les chimpanzés (knuclke-waking) et le pelage des femelles aurait été noir. En 1998, invités à reprendre les recherches dans les collines Tugen par le gouvernement kenyan, l’équipe a prospecté des niveaux du Miocène supérieur de la Formation de Lukeino où Martin Pickford avait trouvé en 1974 une molaire inférieure (Pickford, 1975) (Figures 1, 2). L’âge de la formation a été estimé à environ 6,5 Ma (entre 6,7 ± 0.3 Ma pour la date la plus ancienne et 5,4 ± 0.2 Ma pour la plus récente) par la méthode radiométrique de datation au K/Ar (Bishop et al., 1971) et confirmé par les assemblages fauniques. Cette dent fut attribuée à un hominidé, mais comme elle était un peu roulée, les caractères ne semblaient pas très clairs à certains chercheurs et elle fut attribuée ou à un hominidé, ou à un chimpanzé ou encore à un dryopithèque, comme en témoigne la littérature (Corruccini & McHenry, 1980 ; Hill & Ward, 1988 ; Senut 1998). Par ailleurs, le spécimen fut découvert la même année que Lucy en Éthiopie ; la dent de Lukeino n’a donc pas reçu la même attention médiatique. Il n’en reste pas moins que le fossile démontrait qu’il était important de poursuivre la recherche dans les collines Tugen pour essayer de trouver d’autres restes pour éclaircir et trancher le statut systématique du spécimen. En octobre 2000, au cours d’une mission de terrain à Kapsomin, Kiptalam Cheboi, le chef des ouvriers, ramassa deux fragments d’une mandibule. C’est sur la base des quelques spécimens trouvés cette année-là qu’un nouveau genre et une nouvelle espèce d’hominidé ont été érigés (Senut et al., 2001). Nous avons poursuivi les prospections pendant plusieurs années et aujourd’hui, 22 restes dentaires, mandibulaires et postcrâniens et presque 10 000 spécimens de flore et de faune ont été identifiés dans la Formation de Lukeino. Nous avons donc aujourd’hui une meilleure image de la dentition, de la locomotion et de l’environnement d’Orrorin tugenensis.