Le caractère phénoménologique de nos expériences olfactives – les qualia ou « l’effet que cela fait » - est souvent mis en avant pour arguer de la difficulté voire de l’impossibilité de leur partage. De cette irréductible singularité, il s’ensuivrait que, en tant qu’objet de recherche, ces expériences se déroberaient en grande partie au regard des sciences sociales, vouées à l’étude des formes du partage. Sans nier la subjectivité inhérente à toute sensation, nous soutiendrons qu’elle n’est en rien incompatible avec un partage robuste de savoirs et savoir-faire olfactifs, que ce soit lors de l’apprentissage par les sens (comme les autres espèces animales, les êtres humains connaissent le monde par leur intermédiaire) ou lors de l’apprentissage des sens (les individus développent plus ou moins leurs compétences olfactives, notamment sous l’influence des matrices culturelles dans lesquelles ils sont pris). Dès lors que ce partage est possible, se pose la question de la perception collective des espaces odorants. Nous explorerons les conditions de possibilité de ce partage en prenant appui sur deux enquêtes, l’une portant sur l’appréhension des odeurs du quotidien chez des jeunes adultes venant de deux grandes mégalopoles (étude menée à Beijing et à Bombay), l’autre sur la spatialisation des odeurs dans une région française. Alors que dans le premier cas, la perception olfactive se révèle extrêmement malléable et de ce fait souvent rétive à une normalisation sociale, le second cas montre au contraire que cette perception peut être l’objet d’une socialisation homogène comme le révèle un corpus de plaintes olfactives.