en français Les transformations contemporaines de l'action publique agissent tant sur son organisation institutionnelle (décentralisation, territorialisation, redistribution des compétences) que sur ses contenus (multiplication des textes juridiques et réglementaires, opacité des orientations officielles). Elles consacrent l'intervention de nouveaux acteurs et de nouveaux échelons, qui complexifient les scènes locales et modifient les rapports de pouvoir. Selon de nombreux auteurs, elles contribuent à l'individualisation des politiques sociales et au renforcement des marges de manoeuvre des agents de terrain. Dans ce chapitre, nous proposons une discussion critique de l'hypothèse d'individualisation de l'action publique, à partir du cas des attributions de logements sociaux. Prenant appui sur une enquête ethnographique comparative, qui combine entretiens semi-directifs et observations directes, nous analysons la manière dont se construisent les publics cibles du logement social. Le chapitre se structure en deux temps. Nous montrons d'abord que l'imprécision des objectifs de la politique dessine un cadre d'action minimal, voué à être réinterprété et reformulé par les acteurs locaux. Tout en reconnaissant les spécificités des territoires, ce cadre définit un champ des possibles en matière d'action publique. Dans les marges d'autonomie dont ils disposent, les policy-makers élaborent des règles du jeu, énoncées comme des stratégies de peuplement et appuyées par des instruments spécifiques. Ces dernières peuvent être formelles ou informelles, explicites ou implicites. Elles organisent, à un premier niveau, la distribution spatiale des individus. La force des typifications collectives et des routines bureaucratiques assurent, à un second niveau, leur concrétisation. Le chapitre présente deux résultats majeurs. Premièrement, la comparaison met au jour des régularités contre-intuitives dans la mise en oeuvre des politiques du logement. En effet, malgré des contextes sociaux et urbains très contrastés, des règles de peuplement similaires sont observées, ciblant des populations « fragiles » et immigrées, dans des quartiers et des immeubles jugés peu attractifs. Élaborées dans un cas par le bailleur social, dans l'autre par la municipalité, ces règles renvoient à un souci commun de maîtrise du peuplement. De ce point de vue, la territorialisation des politiques publiques ne produit pas nécessairement de la différenciation locale. L'enquête ethnographique donne également à voir des catégories institutionnelles, fondées sur des critères de classe, de race et de genre. Ces catégories sont réactualisées au guichet, en fonction des multiples combinaisons qu'elles forment quand elles entrent en interactions. Elles peuvent être renégociées, précisées, nuancées voire contournées. Pour autant, le traitement des dossiers n'est pas aléatoire : des régularités institutionnelles sont observées derrière la casuistique bureaucratique, qui renvoient à des formes de jurisprudence territorialisée, orchestrée par des acteurs locaux. Celles-ci sont le fruit de plusieurs facteurs, parmi lesquels le contexte organisationnel joue un rôle central. La valorisation de la proximité et de la gestion au cas par cas des situations conduit les organisations à laisser d'importantes marges de manoeuvre aux agents, qui rendent possible des jeux avec les règles. En parallèle, elles instaurent des dispositifs de contrôle qui visent à maintenir ces jeux à l'état de dérogations. Les accommodements sont ainsi anticipés et organisés par la hiérarchie. Inversement, les savoirs expérientiels émergeant du terrain peuvent servir de supports aux règles institutionnelles. Il n'y a donc pas d'opposition entre les règles construites par les responsables organisationnels d'une part, et les logiques d'action qui orientent les pratiques d'autre part. Finalement, il semble qu'il n'y ait pas d'incompatibilité entre l'idée d'un « gouvernement individualisé des conduites » et l'observation de régularités dans les effets des politiques publiques.