Les relevés proposés par J.-P. Aygon dans la contribution précédente, dressant le catalogue des apartés retenus comme tels dans les tragédies de Sénèque, constituent notre base de travail. Il s'agira ici de proposer diverses descriptions de ces passages, préalablement à leur interprétation. Comment Sénèque travaille-t-il le procédé ? Montre-t-il un vrai souci de dramaturge dans l'écriture scénique de ces scènes ? Y at -il quelque nécessité dans l'usage des apartés ou fonctionnent-ils comme de faciles et simples ficelles, usant et abusant de la convention ? Le recours à cette forme d'expression est-il lié, et dans quelle mesure, à ce théâtre des passions qui offre une plongée dans l'âme des personnages ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées afin de proposer une étude dramaturgique de l'aparté dans ces tragédies. Pour tenter d'apporter quelques pistes de réflexion, nous mesurerons d'abord la place des apartés dans le théâtre de Sénèque, puis verrons quels dispositifs sont élaborés pour mettre à part quel(s) personnage(s) ; enfin nous nous attacherons à dégager les fonctions principales de ces divers apartés, dans la construction des pièces et dans la conduite de leur action. 1. Typologie formelle des apartés 1.1. Place des apartés Il s'agit tout d'abord de décrire très simplement la place des apartés dans les tragédies de Sénèque, en cernant leur nombre et leur étendue. Notons qu'une seule tragédie en est dépourvue, Agamemnon. Certes le cas des vers 226 sqq. y est litigieux, et l'on pourrait considérer comme un aparté ces paroles d'Égisthe qui ne doivent pas être entendues de Clytemnestre, mais on ne sait réellement quand il prend conscience de sa présence et donc si l'intention de cacher ses paroles existe 1. En tout cas, dans une pièce à intrigue telle que celle-ci, on se serait attendu à trouver des d'apartés et leur absence est assez étonnante. Cela at -il un rapport avec la chronologie des pièces ? L'on pourrait penser que si Agamemnon est une pièce de « jeunesse », Sénèque n'y tente pas encore tous les procédés qui s'offrent à lui ; inversement, il en est qui considèrent que c'est dans les pièces précoces que les expérimentations sont les plus variées et que la suite de la production tend à s'uniformiser. Quoi qu'il en soit, la question se pose 2. Dans les autres tragédies, le nombre des apartés varie de deux (dans les Phéniciennes, pièce considérée en général comme inachevée) à onze (dans les Troyennes), ce qui donne entre quatre et cinq apartés par pièce. Dans la majeure partie des cas, il s'agit d'apartés isolés, hormis le passage remarquable des Troyennes comportant six apartés successifs assumés par Andromaque et Ulysse, et hormis l'acte II de Phèdre, avec cinq apartés plus brefs où l'allocuté exclu, par Phèdre ou sa nourrice, est Hippolyte. Il n'y a là aucune parenté avec la comédie où les apartés se rencontrent plus souvent de façon enchaînée, hormis le fait que les Troyennes et Phèdre sont deux pièces organisées autour de ruses et de pièges, avec de 1. Cf. la discussion de J.-P. Aygon au point 1.3.5. de sa contribution, p. 56. 2. Selon le classement chronologique proposé par Fitch 1981 (cf. aussi Fitch 2002 : 12-13), assez bien reçu par les commentateurs, Agamemnon serait la première pièce de Sénèque. Fitch s'appuie sur des critères stylistiques et métriques pour répartir les tragédies en trois groupes : Agamemnon, OEdipe et Phèdre pour les plus anciennes, avant 54 (terminus ante quem vraisemblable pour Hercule Furieux à cause des échos avec l'Apocoloquintose) ; puis Hercule Furieux, Médée et les Troyennes ; enfin les plus tardives : Thyeste et les Phéniciennes, sous le règne de Néron.