Peut-on hériter Pierre Bourdieu en philosophie ? Une réponse positive est d'autant plus difficile à formuler qu'elle risque d'être contredite, tant par les fidèles qui rappelleront le risque de la lecture déréalisante du lector associée (sinon inhérente) à la posture philosophique, que par les philosophes qui refuseront, comme par réflexe, le réductionnisme associé à l'analyse sociologique. Pourtant, si elle est délicate à analyser, la relation qu'entretint Bourdieu avec la philosophie est importante, déterminante et pourrait laisser à celle-ci un legs qu'elle gagnerait à ne point dédaigner. Non pas qu'il faille considérer que Bourdieu ait voulu, à la fin de sa vie, dialoguer en philosophe avec la philosophie, comme s'il avait dû passer par la sociologie pour ensuite, sous une forme dissimulée, revenir à la philosophie. Nous avancerons bien plutôt l'hypothèse, prenant Bourdieu au mot, que c'est en sociologue et en raison de son parcours intellectuel de sociologue qu'il devait en venir à affronter la philosophie, non pas tant d'ailleurs sur le seul terrain de la philosophie, que sur celui de problématiques sociologiques qu'elle annexe volontiers. Et c'est donc bien la question de savoir ce que Bourdieu – en tant que sociologue et grâce à tout l'attirail théorique et épistémologique qu'il était capable de convoquer – fait à la philosophie qui sera également abordée ici. Sans nier que Bourdieu fut capable de maîtriser et, le cas échéant, d'utiliser des outils philosophiques pour résoudre son questionnement, nous considérerons ainsi, par principe, que le dialogue qu'il a pu nouer avec la philosophie n'avait pas pour vocation, ni de résoudre philosophiquement des questions sociologiques, ni de s'imposer en philosophe, mais bien de modifier, un tant soit peu, la philosophie elle-même, d'un point de vue qui, initialement, n'était pas le sien